Slate.fr Malik Bozzo-Rey et Xavier Landes Economie mis à jour le 20.07.2014 à 9 h 58
Les défenseurs du travail dominical s’appuient généralement sur l’argument du choix individuel et du bonheur engendré par le fait de gagner plus. Une analyse qui néglige le fait que nos choix ne sont pas forcément rationnels.
Il y a quelques semaines, l’un d’entre nous publiait une tribune sur l’importance de prendre au sérieux la recherche sur le bonheur pour de multiples raisons. Parmi les domaines dans lesquels une telle recherche peut compter, il y a le travail dominical, sujet éminemment sensible en France.
Il y a quelques mois, les actions en justice de Leroy Merlin et Castorama ont ravivé ce débat qui couve depuis des années. Partisans et opposants de l’ouverture dominicale se sont affrontés et il est à parier qu’ils s’affronteront encore. Quoi qu’il en soit, nous pensons que la recherche sur le bonheur soulève en la matière des questions essentielles qui sont trop souvent négligées.
En général, les défenseurs du travail dominical s’appuient sur deux arguments.
Le premier énonce que travailler le dimanche devrait être autorisé car il exprimerait un choix individuel, une liberté fondamentale qui ne saurait être remise en cause. Le fait de travailler le dimanche devrait donc relever de relations libres entre agents au sein d’un environnement compétitif -le marché du travail.
Le second affirme que le travail supplémentaire rendrait les employés plus heureux. En permettant à ces derniers de «gagner plus», il les rendrait plus satisfaits, c’est-à-dire, en simplifiant, «plus heureux». Nous voyons donc que les arguments s’appuient sur deux éléments: la liberté et le bonheur.
Gagner plus ne rend pas forcément plus heureux
Concentrons-nous sur l’argument qui énonce que travailler le dimanche rend les gens plus heureux, car cela leur procure un revenu supplémentaire (en supposant que ce soit le cas) -ce qui semble d’ailleurs être une source de motivation suffisante, selon une enquête BVA d’octobre 2013.
À y regarder de plus près, un tel argument ne tient pas la route parce qu’il assimile de manière abusive accroissement des revenus et augmentation du bonheur. Or, cette affirmation est démentie par les études sur le bonheur.
Celles-ci démontrent en effet deux choses. D’une part, le surtravail représente une source majeure d’insatisfaction pour les employés (avec d’autres activités telles que les trajets maison-travail). D’autre part, les gains de revenus dus au surcroît de travail ne rendent pas forcément les gens plus heureux.
Au contraire, de nombreuses enquêtes (par exemple celle menée par le CEPS de l’Université de Princeton en 2006 [1]) ont démontré que de tels gains ne procurent qu’un accroissement de satisfaction marginal -voire inexistant- au-delà d’une certaine somme. Gagner plus d’argent ne rend pas nécessairement plus heureux.
Une grande capacité à nous tromper
Mais alors, pourquoi continuerions-nous à prendre des décisions et à agir comme si gagner plus allait augmenter notre bonheur? Une réponse est offerte par l’économie comportementale et la psychologie qui insistent sur la place des biais cognitifs, des «erreurs de jugement», dans nos prises de décision. En l’occurrence, les travaux de Daniel Kahneman< /a>et Daniel Gilbert montrent que nous avons une grande capacité à nous tromper sur ce que nous souhaitons et sur ce qui nous rendra heureux.
Dans un tel contexte, nous voulons «travailler plus», dimanche inclus, car nous sommes persuadés que plus de revenus se traduira par plus de bien-être et donc plus de bonheur. Ce qui est en général faux, surtout dans les cas où les revenus supplémentaires se «paient» d’une présence accrue au travail. En effet, l’excédent engrangé à la suite d’une activité rémunérée plus longue ne compense en général pas la perte de bonheur associé au fait de passer plus de temps avec nos amis ou notre famille.
Ensuite, l’une des découvertes les plus fondamentales de la recherche sur le bonheur tient à l’adaptation dite «hédonique». De nombreuses recherches (comme celles de Tania Burchardt) montrent que les individus finissent par s’adapter aux accroissements successifs de leurs revenus, passé un certain seuil (qui correspond à la couverture des besoins de base). En d’autres termes, plusieurs mois (parfois quelques années) après un gain de revenu, la satisfaction individuelle retrouve son niveau d’avant gain.
Une explication possible concerne la compétition pour le statut que les individus se livrent.Une grande partie de la pression à consommer, et donc à gagner plus, provient de cette compétition dite «distinctive» ou «ostentatoire». Les individus tentent d’obtenir la reconnaissance de leur statut social au travers de ce qu’ils consomment (censé signaler ce qu’ils gagnent): j’agis en fonction d’un bénéfice espéré qui est l’évolution positive de ma place dans le contexte compétitif qu’est le monde du travail et, plus généralement, au sein de mes cercles de relations. Mais si tout le monde travaille et donc consomme plus, les gains individuels à long terme sont nuls puisque tout le monde adoptant la stratégie, l’avantage compétitif est annulé.
Garde-fou contre des erreurs
Par conséquent, que l’on se réfère aux enquêtes sur le bonheur ou aux travaux sur les biais cognitifs, travailler le dimanche n’engendrera pas, en règle générale, le gain ou l’augmentation de bonheur promis et attendu.
L’interdiction de travailler le dimanche ne doit alors plus être considérée comme une interférence abusive de l’État dans les choix individuels, mais comme un garde-fou contre des biais cognitifs qui menacent le bonheur individuel et collectif, contre la capacité que nous avons à nous tromper avec persistance pour notre plus grand malheur. Dans les faits, en supprimant l’option du travail le dimanche, l’État s’assure que les individus n’iront pas trop loin, portés par leur désir de distinction. Le raisonnement est exactement le même en ce qui concerne l’encadrement des heures supplémentaires.
Dès lors, les récents débats sur la régulation du travail le dimanche oublient de mentionner cette dimension essentielle du rôle de l’État: altérer le contexte dans lequel les individus font des choix afin de bloquer des options qui pourraient s’avérer désastreuses pour le plus grand nombre. Il s’agit du même argument pour la détermination d’un montant d’heures légal, l’interdiction de travailler dans des conditions trop dangereuses (même pour un salaire très élevé) et ainsi de suite. En agissant de la sorte, l’État garantit aux individus un contexte de choix caractérisé par des options qui ne conduiront pas à une compétition dommageable pour le bonheur des personnes concernées et, in fine, du plus grand nombre.
Nécessité matérielle
Au final, on pourrait toujours rétorquer que travailler le dimanche ne doit pas se juger en fonction du bonheur ou de la satisfaction que cela apporte, mais en fonction de la nécessité dans laquelle se trouvent de nombreux individus de travailler un jour supplémentaire (parfois mieux rémunéré que la normale).
Mais dans ce cas, il est pour le moins bizarre de considérer que travailler le dimanche est l’expression de la liberté des individus alors que, précisément, le travail dominical s’explique par la nécessité matérielle dans laquelle se trouve le travailleur. Il n’est pas possible d’affirmer en même temps que l’on travaille le dimanche par choix et par nécessité: il faut choisir. Étrangement, personne ne se prononce sur ce point.
En conclusion, il est loin d’être évident que l’autorisation du travail dominical puisse se justifier par le bien-être des travailleurs. Travailler le dimanche (et gagner plus) ne rend pas plus heureux. C’est d’ailleurs souvent un choix fait sous contrainte et donc à mille lieues d’une décision libre.
C’est pourquoi nous pensons qu’il serait peut-être bon de se questionner sur les vraies raisons qui poussent certains à accepter de travailler le dimanche et d’autres à exiger de laisser les commerces ouverts sept jours sur sept. Enfin, la question du travail dominical démontre que la recherche sur le bonheur est riche en enseignements.
< a style="box-sizing: border-box; margin: 0px; padding: 0px; border: 0px; vertical-align: baseline; outline: 0px; cursor: pointer; background-position: 0px 0px" name="note" title="note">1 – Les auteurs de cette étude incluent Daniel Kahneman, psychologue, prix Nobel d’économie en 2002, et Alan Krueger, économiste, ancien assistant secrétaire du trésor américain sous la première administration Obama. Retourner à l’article