BellaCiao et DormiraJamais, 19/10/2013
I
À l’occasion des tentatives patronales pour imposer dans les esprits et dans les faits le travail du dimanche et le travail de nuit comme une impérieuse nécessité pour plusieurs catégories de salariés et comme une manifestation ultime de « liberté », de nombreux journalistes professant sur des médias nationaux ou régionaux se sont constitués (à leur corps défendant ou pas, de plus ou moins bonne foi…) en véritables haut-parleurs de l’idéologie dominante dans ce qu’elle a de plus caractéristique : la propagation de concepts tordus et d’éléments d’information floutés, voire franchement inexacts.
On a assisté ainsi à une floraison de reportages, interviews, plateaux…dans lesquels la figure principale était celle « du-salarié-qui-n’est-qu’un-exemple-de-tous-ces-salariés-qui-ne-rêvent-que-de-pouvoir-travailler-le-dimanche-ou-la-nuit ».
En quelque sorte, untel incarnerait momentanément (le temps d’un « JT ») la figure emblématique d’une prétendue « opinion publique » des travailleurs du commerce… (Et peu importe semble-t-il d’ailleurs, que le Huffington Post ait révélé il y a quelques jours le « bidonnage » que constituaient le collectif de travailleurs de Leroy Merlin et Castorama dit « des bricoleurs du dimanche » et leur slogan «Yes Week-end», en racontant comment la passion du travail partiel contraint à toute heure était venue pas si spontanément que cela à ces quelques salarié-e-s…).
Dans l’esprit de ces thuriféraires habituellement acharnés de la légalité, de ces légalistes enfiévrés dès qu’il s’agit de défendre les intérêts patronaux (et beaucoup moins lorsqu’il s’agit des syndicats de salariés, notamment de la CGT….), la possibilité que ce rapprochement étonnant en «collectif» de salariés bien encadrés de deux enseignes officiellement concurrentes appartenant à deux groupes mondiaux très puissants (ADEO/Mulliez d’un côté et Kingfisher de l’autre) aurait pu éventuellement indiquer une action plus ou moins concertée éventuellement contestable au regard du droit de la concurrence n’a pas semblé en revanche affleurer une seconde…
Pourtant, lorsqu’un groupe d’entreprises concurrentes agissant sur un marché, ou un segment de marché, semble organiser de concert assez directement et par différents moyens la franche contestation d’une décision de justice, d’un accord collectif ou d’une loi qui a pour objet ou pour effet d’influer directement sur cet élément central de la relation capital/travail que sont les salaires ou la durée et l’organisation du temps de travail, la question de l’impact de cette action concertée sur « la concurrence » (donc, sur l’activité et le profit des autres entreprises qui respecteraient le droit positif en vigueur et l’ordre public social) aurait du pouvoir être posée…
L’enseigne Bricorama qui est celle (et non les syndicats) qui a contraint ses deux concurrents directs à cesser d’ouvrir le dimanche par voie de justice, ne s’y est d’ailleurs pas trompée.
Sauf, bien-sûr, à accréditer l’idée que l’impératif concurrentiel exigerait in fine que chacun des acteurs économiques dudit marché viole la Loi (ce qui est une conception troublante dans un État de droit, si l’expression signifie encore quelque-chose).
On sait aussi que, tant au niveau interne que communautaire, lorsque les politiques pour l’emploi agissent de façon plus ou moins immédiate sur des marchés de biens et services elles sont appréciées (par les diverses autorités de la concurrence) avant tout comme des politiques économiques susceptibles de rencontrer le droit de la concurrence dans une certaine mesure.
On sait aussi que l’action syndicale a « par essence pour objet de peser sur la conduite des acteurs économiques. En ce sens, l’action syndicale affecte nécessairement le marché, a fortiori si elle aboutit à un accord modifiant le prix du travail »(1) . Cet impact est un levier de négociation pour les syndicats, qui permet de gagner des droits pour les salariés.
À une époque où l’on prône un « dialogue social » qui postule une prétendue égalité entre les différents acteurs dudit « dialogue », il serait juste, pour jauger la légitimité pour les syndicats de salariés à se référer intellectuellement ou indirectement aux mécanismes qui régissent la concurrence entre les entreprises dans le cadre des luttes sociales, d’apprécier le sujet à l’aune des pratiques patronales elles-mêmes (puisque ce sont bien les employeurs, rompus à cette discipline bien plus que les syndicats de salariés, qui ont « ouvert le feu » en la matière).
Il faut se souvenir ici, par exemple, de la tentative d’utilisation directe de cette branche du droit en France comme instrument de lutte patronale dans la sphère des rapports sociaux du travail au cours du conflit qui opposa le groupe Alain Ayache et, notamment, le syndicat CGT du Livre Parisien.
Il faut également revenir aux discours du syndicat patronal du MEDEF lui-même, qui n’a de cesse de faire de la « flexibilité du travail » et du « poids des salaires » ou du « coût du travail » (sic) un argument central de sa lutte contre le prétendu « manque de compétitivité » (re-sic) des « entreprises françaises » , reconnaissant surtout par là que ces deux « variables » sont, pour le patronat, la source majeure d’augmentation de leur taux de profit. Ce qui devrait constituer à l’occasion ces deux champs des rapports sociaux en tant que champ d’examen des pratiques concurrentielles des entreprises entre elles.
Évidemment, nous ne plaidons pas ici pour que l’on applique le droit de la concurrence aux syndicats de salariés, et encore moins pour une hégémonie du droit de la concurrence sur le droit du travail, mais pour un peu plus d’objectivité et d’équité dans le traitement de ces informations si complexes.
II
Plus encore. Tout à leur affaire de servir, pour certains le plus complaisamment possible (au nom, toujours, de « la liberté » qui n’en demandait pas tant…) de marchepieds aux intérêts patronaux, il se trouve beaucoup de journalistes qui, hélas, colportent ainsi plus ou moins insidieusement l’idée, de plateau en plateau, qu’il y aurait d’un côté « les syndicats » et de l’autre « les salariés » (ces mêmes salariés qui seraient « la majorité silencieuse », si chère aux mouvements populistes…). Ce qui, pour des légalistes, ne manque pas, là non plus, de piquant.
La présentation du cas « Monoprix » a été, de ce point de vue, absolument saisissante.
Les choses ont parfois été données à voir de la manière la plus inexacte possible, comme un accord qui aurait été conclu entre « les salariés » et « l’employeur ». Ce qui est rigoureusement impossible dans ce cas – la loi dispose encore, pour le moment, que les accords d’entreprise sont négociés et signés par les syndicats, quand il en existe. Donc, pas par « les salariés ».
Dans l’exemple « Monoprix », nous sommes donc, non pas devant « l’arbitraire syndical », mais bien au contraire devant une figure caractéristique d’application de la fameuse loi du 20 août 2008 dite « loi sur la représentativité des syndicats » (qui avait pourtant été voulue par certains directement comme une loi « anti-CGT » et qui avait d’ailleurs provoqué une levée de boucliers dans la centrale montreuilloise), et plus précisément, dans le cas de ce qu’il convient désormais d’appeler « l’accord majoritaire » (donc, qui ne peut plus être signé par des syndicats « minoritaires » seuls).
Dans les débats qui nous occupent dernièrement, tant sur le sujet du travail de nuit que sur celui du travail du dimanche, la signification profonde de cette loi, pourtant extrêmement importante et désormais incontournable pour le développement du syndicalisme en France, a étét totalement méconnue, ou passée sous silence, niée.
Alors qu’il fut vertement reproché à l’époque à toute une partie de la CGT de ne pas en vouloir (et donc, de ne pas vouloir devenir « moderne »), on reproche implicitement aujourd’hui à cette même CGT d’en faire une stricte application.
Que dit ce texte ? En résumé, il dit, que les syndicats majoritaires (cette majorité étant calculée directement sur le résultat des élections) ont un pouvoir de blocage à un certain stade de la négociation collective. C’est un pouvoir de blocage de signatures des accords négociés et signés par les autres syndicats (pas par « les salariés » qui n’existent en tant qu’acteurs qu’à certaines conditions très spécifiques en droit des accords collectifs du travail).
Il dit également que le fait d’être majoritaire implique nécessairement de devoir être considéré, au moins jusqu’aux prochaines élections, comme représentatif. Représentatif, non pas de soi-même, non pas du syndicat, non pas de la CGT… mais bien des salariés (de l’entreprise, de la branche, au niveau national et interprofessionnel) dans leur ensemble. Des salariés ET de leurs intérêts (qui, rappelons-le, ne sont que très rarement les mêmes que ceux du patronat).
Qu’en conséquence aussi, les syndicats minoritaires ne représentent pas mieux, mais même, représentent moins bien les salariés de l’entreprise. Et donc, que les salariés pris individuellement ne représentent jamais qu’eux-mêmes.
Cette représentativité, qui se distribue et se vérifie à différents niveaux de la vie économique dans le cadre des élections et des négociations, confirme, que cela plaise ou pas, que la CGT est un acteur incontournable dans nombre de branches ou d’entreprises, notamment dans le commerce et les services, par exemple sur le bassin parisien. C’est ainsi, et c’est la démonstration qui vient d’être faite dans le cas de Monoprix.
Il est donc pour le moins malvenu d’essayer d’agiter à nouveau cette « majorité silencieuse », cette prétendue « opinion publique des salariés » à ce propos, et en conséquence, d’entendre qu’il faudrait se défaire du Droit quand cela arrange les patrons, surtout lorsque dans un même moment, ces mêmes défenseurs farouches de « la liberté » (entendre par là du libéralisme économique) sont souvent les premiers à clamer, à l’égard des petits délinquants, que la loi n’est plus respectée, ni l’office du juge non plus.
La vérité ici est à deux niveaux.
Le premier, c’est que derrière ce mouvement présenté comme spontané et respectueux des intérêts des salariés, il y a en réalité une campagne puissante qui se dessine contre l’existence même des syndicats. Les suites judiciaires que certains salariés ont voulu donner à la décision « Sephora » en sont le signe clair.
Le second, c’est que la Loi constitue pour les défenseurs des intérêts patronaux, au gré de leurs besoins de rentabilité maximale, un insupportable carcan quand elle protège les salariés et octroie davantage de pouvoir à leurs représentants légitimes que sont les syndicats de salariés représentatifs, mais qu’elle est accueillie comme salvatrice lorsqu’elle accentue encore le libéralisme qui saccage actuellement l’ordre public social et le droit du travail. Ce qui est en soi une négation de la notion de « loi ».
Or, il faut faire un choix qui n’est pas un simple choix de philosophie du droit mais qui est un choix de société : ou la Loi vaut de la même manière pour tous, patronat compris, ou elle ne vaut pour personne. Mais, pour que justice soit faite, si le libéralisme devait triompher tout à fait, il devra alors concerner également les modes d’action et d’expression des syndicats de salariés. Faute de quoi il apparaîtra alors pour ce qu’il est : un faux-nez de la réaction la plus sombre.
Élodie Tuaillon-Hibon est avocate au Barreau de Paris
De la même auteure sur ce site:
« Pour lutter contre le racisme il faut lutter contre le racialisme ».
N’oublions pas non plus (quand on ne travaille pas):
Les choses qui font le dimanche.
- Michel Henry, Luttes sociales et droit de la concurrence – Les leçons de l’affaire Ayache, Institut CGT d’histoire sociale du Livre, mai 2013, p.20. [↩]