Oui, il faut permettre à Bricorama, et à tous les autres, d'ouvrir le dimanche

Vincent Bénard est un spécialiste économique (autoproclamé), qui, soucieux d’éclairer, de « niveler par le haut » (c’est le slogan du site Contrepoints) les masses laborieuses et abruties qui n’y entravent que couic, s’essaye ici de nous expliquer que, bien qu’intuitivement, il n’y a aucun avantage à attendre d’un travail généralisé le dimanche, en fait, si. Pour de vrai.

Il s’ensuit un petit chef d’oeuvre d’approximations, d’amalgames, de contre-vérités, où l’on apprend par exemple que les grandes surfaces s’amortiraient bien mieux si elle travaillaient 7/7, que le consommateur qui peut consommer en permanence est bien plus avisé dans ces choix que celui dont la plage de consommation est moins grande, ou encore que le petit commerce a tout à gagner à ce que la grande distribution soit ouverte en permanence. Et tout cela avec le plus grand sérieux.

C’est rafraîchissant, c’est cocasse, c’est inventif, c’est grotesque, et nous lui offrons bien volontiers une place dans le dossier.

Contrepoints, publié le 7/11/2012

Les bénéfices économiques de l’ouverture généralisée des commerces le dimanche seraient indiscutables, quand bien même cela n’est pas intuitif de prime abord.

Par Vincent Bénard.

La question du travail dominical rebondit avec la récente décision de la cour d’appel de Versailles d’interdire à la chaîne Bricorama d’ouvrir le dimanche autour de Paris. Passons sur le caractère injustement discriminatoire de la loi ici invoquée par le tribunal : les concurrents de Bricorama, la plupart détenus par de grands groupes de distribution, peuvent rester ouverts parce qu’ils sont implantés dans des « PUCE« , « Périmètres d’Usages de Consommation Exceptionnelle » (Seule la bureaucratie française pouvait créer un tel chef d’œuvre d’ « art administratif »), alors que l’indépendant Bricorama a choisi de répartir des magasins plus petits selon un maillage plus fin, mais hors zones privilégiées par l’administration.

Pour sortir de cette situation injuste, certains commentateurs estiment que la loi « devrait rajouter le bricolage » parmi les exceptions à l’obligation de fermeture dominicale des commerces, au même titre que le jardinage. Mais cette façon de procéder ne fait que… bricoler des lois mal faites en leur ajoutant des exceptions bancales. Allons au-delà du cas Bricorama : ce sont tous les magasins qui devraient être autorisés à ouvrir le dimanche, selon les souhaits de leurs propriétaires. Ce n’est pas à  l’état de décider qui a le droit ou pas le droit d’ouvrir selon des critères abscons et pour le moins peu transparents. Analysons plus en détail les implications de l’ouverture dominicale des commerces.

Les bénéfices de l’ouverture dominicale

Les bénéfices économiques de l’ouverture généralisée des commerces le dimanche seraient indiscutables, quand bien même cela n’est pas intuitif de prime abord. Les sceptiques affirment que l’extension des plages d’ouverture ne créera pas de demande supplémentaire, et que le chiffre d’affaires des magasins, réparti sur plus de jours, fragilisera les petits commerces, incapables de rémunérer plus de force de vente pour un volume d’affaires identique.

C’est oublier que la valeur ajoutée des commerces réside autant dans les produits qu’ils vendent que dans leur capacité à les mettre à la disposition des acheteurs. Autrement dit, la mise à disposition elle-même crée une valeur à laquelle les consommateurs sont sensibles. Sans quoi, pourquoi ne pas ouvrir les magasins seulement sur trois ou quatre jours, puisque le chiffre d’affaires serait soi-disant insensible à la durée d’ouverture des magasins ?

Le surcroît de valeur créée par l’ouverture dominicale présente l’intérêt de ne pas requérir d’investissement complémentaire en surfaces de ventes : de même qu’une usine tournant en trois-huit rentabilise mieux ses équipements qu’une autre qui ne fonctionne que huit heures par jour, rentabiliser une installation commerciale sur 7 jours au lieu de 6 permet de réduire certains coûts fixes liés à l’acte de vente. Il en résulte que les commerçants concernés, sous réserve que leur offre trouve preneur, peuvent distribuer plus de revenus soit à leurs salariés existants sous forme d’heures supplémentaires, soit à de nouveaux salariés intéressés par le travail en week-end, tels que les étudiants, par exemple, qui voient là autant d’opportunités d’améliorer leur pouvoir d’achat, lequel ira à son tour irriguer l’économie.

Des acheteurs en meilleure position vis-à-vis des vendeurs

Si gagner 16% de temps d’ouverture passera pour un gain « faible » du point de vue des vendeurs, l’ouverture dominicale constitue en revanche un gain bien plus important pour les acheteurs. Du point de vue d’une personne travaillant du lundi au vendredi, et disposant donc d’un temps théorique de 2h par jour de semaine, et de 12 heures le samedi, pour effectuer ses achats, soit 22 au total, le fait d’ajouter une plage d’ouverture de 12 heures le dimanche augmente son temps « de chalandise » de plus de 50% (34 heures au lieu de 22). Pour nombre de ménages, voilà qui crée une sérieuse opportunité pour pouvoir optimiser les achats en fonction des goûts et du budget. Si le terme n’avait été réduit à sa connotation financière, on pourrait parler « d’augmentation du pouvoir d’achat », au sens de « pouvoir mieux acheter ».

Comme dans tout processus de réallocation de ressources, les ménages profitant de l’aubaine achèteront mieux, détournant une part de leur budget de consommation vers des producteurs plus efficaces, et les ressources qu’ils économiseront de ce fait pourront leur permettre d’envisager des achats ou de l’épargne qu’ils n’auraient pu espérer sinon. L’ouverture dominicale, du point de vue des consommateurs que nous sommes tous, est indiscutablement un choix gagnant.

Ceci dit, il convient de mettre en face de ces gains les objections courantes qui sont opposées à l’ouverture dominicale.

« Cela va tuer le petit commerce »

Affirmer que le petit commerce souffrira de sa moindre capacité à s’adapter contre les grandes surfaces est abusif : les petits commerces qui ont survécu aux grandes surfaces sont ceux qui ont su démarquer leur offre de celles des hypers. Beaucoup de ces petits commerces ont d’ailleurs migré dans les allées des galeries commerciales de ces grandes surfaces, offrant à nombre de salariés des opportunités d’emploi qui n’auraient pas été possibles sans cela : ces commerces-là ont tout intérêt à l’ouverture dominicale.

Certains affirment que les commerces de centre-ville pâtiront de cette concurrence des grandes galeries périphériques : c’est déjà le cas dans de nombreuses villes, et il faut sans doute en chercher les causes dans l’affligeante stagnation des revenus disponibles après taxes que connaît notre pays, ou dans les politiques autophobes menées par nombre de municipalités – No parking, no business… Ainsi, à Paris, l’économiste Rémy Prud’homme a publié des travaux montrant les conséquences des politiq
ues autophobes de l’équipe Delanoë sur la vitalité de l’économie locale (PDF). Accuser systématiquement la concurrence des grandes surfaces d’être le seul problème que vit le petit commerce est un moyen pour les politiciens de détourner l’attention de leurs choix politiques les plus discutables (un autre exemple plus anecdotique chez H16).

Bien au contraire, de nombreux économistes (comme Cahuc et Zylberberg, cités ici) ont montré que le petit commerce tire mieux son épingle du jeu dans les zones où la concurrence entre grandes surfaces fait baisser les prix, puisque les ménages ont plus d’argent à consacrer au « commerce de niche ». Malheureusement, les lois Raffarin et Galland de la fin des années 90, s’ajoutant aux lois Royer des années 70, ont cassé cette dynamique, augmentant les marges des distributeurs établis, empêchant les nouveaux entrants de s’installer, et par conséquent, réduisant la part du budget des familles pour les achats moins « standardisés ». Une réouverture de la concurrence entre grandes surfaces redonnerait donc largement au petit commerce le bol d’air qui lui permettrait de négocier le virage de l’ouverture dominicale avec sérénité.

« Cela va faire monter les prix »

Il existe un risque que certains commerces soient enclins à augmenter leurs prix, tout simplement parce que leurs coûts variables augmenteraient plus vite que leurs coûts fixes, ces derniers ne diminuant pas du fait de l’allongement des durées d’utilisation des locaux : il faut bien payer le personnel qui travaille le dimanche ! De fait, le travail dominical, dans certains pays (Canada, Suède, Pays Bas), s’est révélé légèrement inflationniste au début, avant que la nouvelle concurrence générée par la redistribution des cartes ne force les choses à revenir dans l’ordre.

Dans ce cas, il conviendra pour les magasins de savoir si leurs clients sont prêts à payer plus cher pour pouvoir faire leurs achats à un moment qui leur convient plutôt mieux, et de moduler leurs horaires en fonction de leurs analyses. Puis la concurrence, si elle existe, les forcera à trouver les moyens de ne pas faire supporter la facture à leurs clients, en augmentant leur productivité. Toutefois, les limitations actuelles de cette concurrence (cf. Plus haut) pourraient réduire cet avantage à néant. L’ouverture dominicale sera d’autant plus efficace qu’elle s’inscrira dans un cadre concurrentiel amélioré.

« Cela va transformer les employés des commerces en esclaves »

Ceci dit, les arguments de nature sociale de certains opposants au texte ne sont pas à négliger. Il est évident que même en intégrant des garde-fous à un éventuel texte de loi, une partie des salariés travaillant le dimanche le fera contrainte et forcée par la peur d’être mal vue de sa hiérarchie et d’en souffrir professionnellement, quand elle ne subira pas « d’amicales pressions » pour accepter des horaires très flexibles.

Mais ces comportements d’employeurs peu respectueux des contraintes de leurs salariés existent déjà en semaine. Le risque de voir ces comportements étendus au dimanche doit-il servir de prétexte à empêcher le travail dominical sur une base volontaire ? Les peurs des uns doivent-elles brider les opportunités des milliers d’autres qui seraient heureux de trouver un job de fin de semaine ? Certainement pas.

Le meilleur moyen de lutte contre les quelques employeurs aux tendances esclavagistes est de créer les conditions d’un marché du travail dynamique, dans lequel les salariés s’estimant mal traités ont l’opportunité de voter avec leurs pieds en changeant facilement d’emploi.

Malgré leurs difficultés actuelles, les économies anglo-saxonnes ont su plus que la nôtre développer une culture du respect mutuel entre employeurs et salariés, parce qu’il est plus difficile pour un mauvais patron de conserver ses employés. L’ouverture dominicale, à elle seule, ne saurait suffire à créer une telle dynamique. Mais en augmentant le besoin de main d’œuvre dans les commerces, elle participera au développement de nouvelles opportunités d’emplois qui permettront d’améliorer la position des salariés par rapport à leurs employeurs.

« Et mon jour de foot ? Et mon jour du seigneur ? »

Enfin, certains arguent que l’ouverture dominicale sonnerait le glas de nombreuses activités familiales actuellement fortement concentrées sur le dimanche. Outre que cela ne devrait pas être perçu comme un problème si cela résulte de libres choix des familles – mais nos élus sont tellement habitués à vouloir faire notre bonheur malgré nous que l’on ne s’étonne plus d’une telle rhétorique — l’argument est d’une insigne faiblesse : en étendant la plage accessible aux ménages pour le shopping, l’ouverture dominicale permet aux ménages qui le souhaitent de redistribuer sur d’autres jours de la semaine des activités actuellement plus concentrées sur le dimanche. La liberté crée des opportunités, elle n’en supprime pas.

La question du culte relève clairement de cette logique. Rien n’empêcherait une église de s’adapter aux évolutions des populations et de répartir ses activités sur d’autres plages. Si le poids de la tradition religieuse l’empêche d’accomplir une telle réforme, tant pis pour elle. L’immense majorité de non pratiquants que compte le pays n’a pas à supporter des contraintes législatives imposées par quelque groupe religieux que ce soit, et ce débat dépasse très largement le cadre du seul travail dominical !

« Et ailleurs ? »

D’une façon générale, le gain économique du travail dominical est réel mais pas spectaculaire. C’est plutôt un petit pas dans une bonne direction. Mais un petit pas statistique n’en reste pas moins une grande bouffée d’oxygène pour ceux qui peuvent améliorer leurs revenus ou leur condition salariale de cette façon.

Les études exhaustives du phénomène en Europe sont relativement difficiles à trouver. Citons deux exemples.

En 1996, les Pays-Bas ont laissé les municipalités décider d’autoriser ou non l’ouverture du dimanche. La mesure, analysée 10 ans après par le ministère néerlandais de l’économie (Dijgraf Gradus, 2005), a été jugée favorable à la croissance, et aucune cannibalisation réellement significative des commerces des zones fermées par les zones ouvertes n’a été observée.

Une étude allemande portant sur les disparités réglementaires géographiques et dans le temps (Kirchner – Painter, 1999) montre qu’économiquement parlant les meilleurs résultats sont atteints lorsque commerçants et salariés sont libres de négocier l’ouverture dominicale sur des bases contractuelles individualisées. Toutefois, lorsque politiquement, une telle liberté est difficile à faire voter, la décentralisation au niveau des aires communales de la réglementation de l’ouverture dominicale donne tout de même de bons résultats, car la souplesse permise alors permet aux communes de s’adapter aux évolutions de leur électorat, et d’évaluer la pertinence de leurs décisions à l’aune des performances des collectivités voisines ou plus lointaines.

Et si l’on décentralisait ce type de décisions ?

Ces deux exemples du nord de l’Europe nous montrent qu’à défaut d’unicité territoriale de la loi, de bons résultats peuvent être obtenus en laissant chaque collectivité locale décider démocratiquement ce qui lui conviendra le mieux.

Même si une libéralisation générale du droit de
l’ouverture dominicale serait la meilleure solution, car  plus respectueuse des libertés de travailler et d’entreprendre, un pis-aller, en cas d’opposition politique incontournable de notre parlement, consisterait à mettre en concurrence les collectivités et de leur laisser décider localement de la réglementation applicable, pour que les bonnes expériences puissent à la longue s’imposer.

Une telle méthode dans la réforme est évidemment contraire à notre tradition jacobine ultra-centralisatrice. Pourtant, cela serait une bonne occasion de jeter les bases d’une décentralisation bien plus importante des décisions de politique économique et sociale, ce qui constituerait sans doute un moyen de faire sauter bien des blocages qui minent encore la société française, faute de pouvoir faire accepter nationalement une évolution très libérale de notre cadre législatif.

La question du travail dominical aurait été un excellent thème pour expérimenter une véritable concrétisation du mouvement de décentralisation commencé en 1982 avec de bons principes mais  hélas bien mal réalisé dans les faits.

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