A l’occasion de la première journée européenne pour un dimanche sans travail, Mgr Aillet, évêque du diocèse de Bayonne, Lescar et Oloron a accepté de répondre aux questions de l’association pour la Fondation de Service politique.
Comment la sagesse chrétienne peut-elle résister à la pression de la société de consommation pour préserver les espaces de temps « hors marchands », comme le dimanche qui en constitue le signe le plus fort ?
On se souvient de la célèbre formule de Jean Paul II au parc des princes en 1980, lors de sa première grande rencontre avec les jeunes et qui a tant marqué les esprits : « La société de consommation ne rend pas les hommes heureux ». Non seulement parce que la surenchère commerciale des pays riches fait le malheur des pays pauvres, en faisant croître les inégalités et le nombre des insatisfaits ou des envieux, mais encore parce que le consumérisme à l’occidentale creuse un immense vide intérieur dans le cœur de nos contemporains en quête de sens. La consommation sans frein devient un moyen politique pour anesthésier les peuples, un instrument au service de l’égoïsme et une fuite en avant pour conjurer l’angoisse et la désespérance : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons » (1 Co 15, 32), s’écrie l’Apôtre Paul, au nom de ceux qui n’ont pas d’espérance.
Ce qui est en jeu, on l’aura compris, c’est la question du sens. En réduisant l’homme à un producteur-consommateur, la société contemporaine lui dénie sa dignité qui réside précisément dans la réponse à la question du sens ultime de son existence : celui du dépassement dans le don de soi aux autres et de l’ouverture à la transcendance. Si la société ne garantit plus à l’homme un temps libre et gratuit, pour prendre de la distance par rapport à son agir et à ses désirs insatiables, et à l’esprit de compétition ainsi entretenu, il n’a plus le loisir de se poser la question de la finalité, sans laquelle la vie n’a plus de sens.
En assumant le Sabbat des juifs, la Sagesse chrétienne a fait du dimanche un jour particulier pour faire mémoire de la libération de l’esclavage d’Egypte, et donc de toute risque d’idolâtrie, et permettre au peuple élu de se rendre au désert pour offrir un culte à Dieu qui peut seul le libérer de l’enfermement dans lequel le tient prisonnier un travail ordonné à consommer toujours davantage.
Le supermarché ouvert le dimanche devient le nouveau temple où l’on sacrifie au Dieu de la consommation, sans autre issue qu’un humanisme immanentiste, désespérément fermé à la transcendance. On comprend pourquoi Jésus dit en forme de révélation : « Le sabbat est fait pour l’homme… » (Mc 2, 27). Il lui donne le sens, en lui ouvrant une brèche d’espérance, un horizon, un avenir.
L’Eglise de France veut faire redécouvrir la vocation du dimanche chrétien à ses propres fidèles, mais aussi à la société française dans son ensemble. Comment faire comprendre que le respect du dimanche est une promesse de vie et de liberté, et non un usage formel ou désuet ?
Quand la pratique dominicale ne concerne plus que 4 à 6% de la population française, la revendication des catholiques pour le maintien du dimanche sans travail, sauf nécessité de service public, n’est pas très audible. Nos négligences quant au caractère nécessaire et vital, plus qu’obligatoire, du dimanche, ne sont-elles pas pour une part la cause de l’évolution actuelle de la loi sur le travail et l’ouverture des magasins le dimanche ?
A la suite du Bienheureux Jean Paul II, dans sa lettre apostolique Dies Domini sur le Jour du Seigneur (31 mai 1998), et du Pape Benoît XVI évoquant le témoignage des martyrs d’Abitène au IVème siècle, qui donnèrent leur vie au cri de « Sans le dimanche, nous ne pouvons pas vivre », les évêques de France ont travaillé la question à l’intention des fidèles de nos diocèses. Si le dimanche est « l’antidote le plus naturel à la dispersion », comme l’écrivait le Pape Jean Paul II dans sa lettre apostolique Novo millennio ineunte (6 janvier 2001) et où il comptait l’eucharistie dominicale parmi les sept priorités pastorales de l’Eglise du troisième millénaire (nn. 35-36), il est aussi un message prophétique pour la société française tout entière.
Tout le monde s’accorde pour constater le mal-être de notre société sécularisée, où l’on vit comme si Dieu n’existait pas, société que l’on peut bien qualifier de « dépressive » ; c’est ce que le Pape Benoît XVI confiait aux jeunes dans son message pour les JMJ 2011 : « L’expérience enseigne qu’un monde sans Dieu est un «enfer» où prévalent les égoïsmes, les divisions dans les familles, la haine entre les personnes et les peuples, le manque d’amour, de joie et d’espérance ».
L’homme a besoin de repères forts pour se structurer dans son identité et découvrir « la sublimité de sa vocation » (Const. du Concile Vatican II Gaudium et Spes sur l’Eglise dans le monde de ce temps n. 22). Il a besoin de rythmes qui scandent sa croissance personnelle et l’aident à instaurer des relations sociales fortes et durables. On ne pourra pas lutter efficacement contre l’individualisme destructeur qui caractérise notre société occidentale et que la culture virtuelle des réseaux sociaux est loin d’endiguer, source de fractures et de pathologies sociales innombrables, en faisant la promotion, à grands renforts de moyens médiatiques et d’appareils législatifs, d’une liberté en trompe l’œil, guidée par le seul attrait de ce qui satisfait « les désirs égoïstes de la chair » (Ga 5, 16).
Un dimanche sans travail et sans supermarché, c’est faire la promotion d’une liberté qui retrouve la joie simple du vivre-ensemble et du partage fraternel des biens culturels et spirituels, qui reconstruit les liens de la famille et garantit la cohésion sociale. Un jour, le même pour tous car nous appartenons à la même famille humaine, pour faire attention les uns aux autres. Un jour de gratuité pour grandir dans la liberté d’aimer, d’être solidaires.
Quelle responsabilité enfin pour les fidèles de l’Eglise catholique que de redécouvrir l’importance du dimanche et de témoigner ainsi de manière crédible dans le monde d’aujourd’hui de la vocation à laquelle tous sont appelés : « Tu nous as fait pour toi, écrit saint Augustin, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi ». Si la priorité qui prédomine aujourd’hui est de rendre Dieu présent dans le monde, nul chrétien ne saurait se dérober à l’urgence missionnaire de montrer à sa génération, par sa fidélité au dimanche, « ce qui constitue l’axe porteur de l’histoire, auquel se rattachent le mystère des origines et celui de la destinée finale du monde » (Jean Paul II, lettre apostolique Dies Domini, n. 2).
Notre avenir a un nom et un visage, un « visage à contempler » : Jésus-Christ, mort et ressuscité, dont la rencontre « donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive » (Benoît XVI, lettre encyclique Deus Caritas est, du 25 décembre 2005, n. 1).
Mgr Marc Aillet est Evêque de Bayonne, Lescar et Oloron
Propos recueillis par Hélène Bodenez
Photo : Mgr Aillet à la Marche pour la vie 2012 de Paris / source : Wikimedia Commons © Peter17 / licence Creative Commons Paternité 3.0 (non transposée)