Les commerces parisiens sont ouverts de plus en plus tard en soirée.
Certains magasins font même travailler leurs salariés toute la nuit.
Les syndicats préparent une riposte judiciaire.
C’est une scène désormais ordinaire de la vie parisienne. Il est 21 h 45 dans ce petit coin du 20e arrondissement et de nombreux consommateurs poussent leurs caddies devant les caisses d’un Carrefour Market qui ferme ses portes à 22 heures, six jours sur sept. Tout comme le Franprix (groupe Casino), situé quelques centaines de mètres plus loin, et le « À 2 pas » (Auchan), un peu plus haut, tandis que, plus bas, dans l’arrondissement voisin, le Monop’ (groupe Monoprix) ouvre, lui, jusqu’à minuit.
« Depuis environ cinq ans, explique l’économiste Philippe Moati, créateur de l’ Observatoire société et consommation (Obsoco), la grande distribution a réinvesti le commerce de proximité dans les centres des grandes villes, à commencer par Paris, en ciblant une clientèle spécifique de jeunes actifs à horaires décalés et fort pouvoir d’achat, ce qui implique à la fois des horaires plus amples et des réapprovisionnements des magasins la nuit. »
Conséquence pour les salariés : un travail de plus en plus tardif. « Un magasin qui ferme à 22 heures, ça veut dire que le salarié finit à 23 heures, le temps de ranger les rayons. Cela fait beaucoup de désorganisation de la vie familiale pour des gens payés au smic », déplore Alexandre Torgomian, représentant CFDT du Comité de liaison intersyndical du commerce de Paris (Clic-P) qui, après avoir mené la bataille contre les ouvertures dominicales illégales, a décidé de s’attaquer à l’extension du travail de nuit.
Car le phénomène ne se limite pas aux supérettes. « Aux Galeries Lafayette , raconte par exemple un salarié qui tient à rester anonyme, le magasin ferme normalement à 20 heures, sauf le jeudi, où on est ouverts jusqu’à 21 heures. Mais il faut ajouter les nocturnes prévues pour des opérations spéciales comme les “3J”, la “Semaine fantastique”, et la multiplication des soirées privatisées, comme dernièrement pour American Express, qui peuvent durer jusqu’à 23 heures. »
LOURD PRIX À PAYER POUR LES SALARIÉS
Sur les Champs-Élysées, où l’ouverture tardive est quasiment devenue la norme, on trouve même des enseignes qui font travailler leurs salariés toute la nuit. Inauguré en octobre, le magasin de vêtements H & M, qui reçoit les acheteurs jusqu’à minuit, a ainsi obtenu, contre l’avis de l’inspection du travail, l’autorisation de la Direction régionale des entreprises, de la consommation, de la concurrence, du travail et de l’emploi (Direccte) de faire aussi travailler ses salariés entre minuit et 6 heures du matin, de façon à préparer les rayons pour le lendemain.
Une façon de répondre aux attentes d’une clientèle « pour une large part composée de touristes de passage » en leur permettant « d’effectuer des achats qu’ils ne peuvent pas reporter », se justifie l’enseigne, rappelant que les 75 personnes qui travaillent de nuit sont volontaires. Son concurrent Abercrombie & Fitch, un peu plus loin, s’est, lui, vu refuser l’autorisation de la Direccte. « Mais, affirme Mohammed Khenoussi, délégué syndical CGT, ils s’en fichent, ils font quand même travailler la nuit, comme je l’ai signalé à l’inspection du travail. »
Le dossier est donc en passe de virer au bras de fer. Côté syndical, on met en avant que « le prix à payer est lourd pour des salariés dont beaucoup n’ont pas les moyens d’habiter à Paris et ont donc des temps de transport très longs », explique Éric Scherrer, représentant CFTC du Clic-P. En outre, les compensations salariales, non définies par la loi mais par les conventions collectives, diffèrent d’une enseigne à l’autre.
Au Gap des Champs-Élysées, « les salariés qui travaillent jusqu’à 23 heures sont tous des étudiants volontaires et payés triple » , reconnaît Marianne Wermeister, syndicaliste CFTC. Mais à H&M, « ils ont attiré les gens en leur disant que les heures de nuit seraient rémunérées à 200 %. Or ils sont en train de revoir les contrats pour diminuer cette majoration » , assure Romain Marquaille, responsable CGT au sein de l’enseigne. Pour lui, « si dans l’industrie, le travail de nuit peut se justifier, il n’y a aucune raison de l’autoriser pour le commerce de vêtements » .
«LA MISE EN RAYON D’UN PANTALON À 2 HEURES DU MATIN NE PEUT PAS JUSTIFIER LE RECOURS AU TRAVAIL DE NUIT»
La loi est ambiguë, comme l’explique Julien Boeldieu, inspecteur du travail et syndicaliste CGT : « La réglementation dit que le recours au travail de nuit doit rester exceptionnel et se justifier par la nécessité d’assurer la continuité de l’activité économique ou des services d’utilité sociale. Le seul problème, c’est que ni la loi ni la jurisprudence ne définissent ces notions. Mais à mon avis, l’achat d’une boîte d’épinards à 21 h 45 ou la mise en rayon d’un pantalon à 2 heures du matin ne peuvent pas justifier le recours au travail de nuit. »
Deux récentes décisions de justice semblent lui donner raison. Le 11 octobre, la cour d’appel de Paris a condamné deux supérettes parisiennes ouvrant au-delà de 21 heures au motif que les caractéristiques de l’activité de commerce alimentaire n’exigent pas, « même si elle répond à un besoin d’utilité sociale, la nécessité de recourir, pour y satisfaire, au travail de nuit ». Une brèche dans laquelle le Clic-P compte bien s’engouffrer.
Après avoir organisé plusieurs rencontres avec les inspecteurs du travail parisiens pour tenter de multiplier les procès-verbaux d’infraction, le comité intersyndical a décidé d’aller en justice. « Il ne nous reste plus qu’à déterminer quelles enseignes on va attaquer en premier » , affirme Éric Scherrer, qui ajoute que « le choix sera fait fin janvier » . D’ores et déjà, Abercrombie & Fitch est dans le collimateur.
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CE QUE DIT LA LOI
La loi définit comme travail de nuit celui qui a lieu entre 21 heures et 6 heures du matin, sauf accord collectif définissant une autre tranche horaire. Pour être considéré comme travailleur de nuit, le salarié doit accomplir au moins deux fois par semaine trois heures de travail de nuit. Il bénéficie de contreparties, dont un repos compensateur, et le cas échéant d’une compensation salariale définie par accord.
Le recours au travail d
e nuit doit être exceptionnel. Il doit prendre en compte les impératifs de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs. Il doit être justifié par la nécessité d’assurer la continuité de l’activité économique ou des services d’utilité sociale. Sa mise en place doit être prévue par accord ou, à défaut, être autorisée par l’inspection du travail.
NATHALIE BIRCHEM