REPORTAGE A Albertville, six employées d’un supermarché ED-Dia débrayent chaque dimanche depuis deux ans contre une décision de la direction.
Libération, 3/7/11 Par LUC PEILLON Envoyé spécial à Albertville (Savoie)
Un air d’accordéon suinte d’une sono fatiguée. Sous un soleil de plomb, le curé entraîne une des filles pour quelques pas de danse sur le parking du supermarché. On rigole, on applaudit avec la cinquantaine de personnes réunies sous les quatre bâches tendues face à la station essence.
Zone commerciale d’Albertville (Savoie), dimanche matin : le petit groupe – plutôt âgé – s’est donné rendez-vous ce 26 juin pour célébrer la date anniversaire d’un mouvement inédit : le 90e dimanche de grève des caissières d’ED-Dia contre le travail dominical. Bientôt deux ans de lutte pour ces six femmes «têtues comme des Savoyardes», dixit un supporteur, devenues au fil des mois un symbole de résistance dans la région.
Bientôt deux ans que Corinne, Peggy, Valérie et les autres – qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige – se lèvent chaque septième jour de la semaine pour venir perdre une journée de repos, pour la plupart d’entre elles , et le salaire d’une matinée de travail, pour la caissière planifiée ce jour-là.
Deux ans à se faire traiter de «feignasse», «pétasse» ou «petite pute»par de nombreux clients pour un combat qui a fini par dépasser le périmètre du parking commercial.
La décision d’ouvrir le dimanche ? «Elle est tombée d’un coup, en septembre 2009, du siège régional de la société, se souvient Corinne Pointet, 46 ans, l’une des six caissières grévistes. Même le directeur du magasin était contre, sauf qu’il n’avait pas le choix.» Les plannings du mois sont déjà arrêtés. Toutes, «à l’exception d’une collègue», refusent l’injonction de la direction. La majorité des filles, seules avec leurs enfants, rechignent à sacrifier l’un des rares moments d’intimité familiale dans un emploi du temps en perpétuelle mutation. «Je n’ai que le mercredi comme jour fixe en semaine pour m’occuper de ma fille de 9 ans,raconte Valérie Franciosi, 38 ans. Pas question, dans ces conditions, de remettre en question le dimanche, alors que je bosse déjà le samedi.» Le bilan financier est également vite fait, pour ces salariées payées 1 100 euros net par mois : «La prime de 30%, généreusement accordée par la direction, reviendrait à gagner 8 euros de plus par dimanche travaillé,explique Corinne Pointet. Venir ce jour-là me coûterait plus cher en nounou.»
«Se protéger». Problème : les commerces alimentaires peuvent depuis longtemps ouvrir le jour du Seigneur, jusqu’en mi-journée, sans majoration obligatoire ni système de volontariat. Dire non, c’est risquer d’être licenciée, comme l’ont été deux mois plus tôt leurs collègues du ED-Dia d’Oyonnax (Ain). Et, à défaut de candidates, le directeur procède à un tirage au sort pour désigner la première des salariées qui accompagnera, chaque fin de semaine, les deux étudiantes recrutées pour tenir les caisses. «On a réfléchi, et la meilleure solution qui s’est imposée, pour se protéger, c’était de se mettre en grève», raconte Peggy Schiltz, agent de maîtrise du magasin. Toutes vont également imiter Corinne en se syndiquant à la CGT. Le groupe se forme, qui ne va plus se défaire.
La première ouverture, en novembre 2009, est chaotique, assurée par un responsable dépêché par la direction régionale. Le manager du magasin, opposé à la mesure, s’installe en rechignant à la caisse, les grévistes manifestent devant le supermarché. C’est le lancement de 89 autres journées de ce type, avec des moments de joie, d’espoir, mais aussi de doutes et de dérapages. «C’est vrai qu’on s’est parfois énervées quand on voyait que rien n’avançait, reconnaît Peggy. Il nous est arrivé plusieurs fois de prendre les chariots pour bloquer le parking.» Quitte à s’engueuler copieusement avec le responsable de l’Intermarché voisin qui partage la même parcelle, et donc la même entrée. Il y a aussi les hivers rigoureux, l’intimidation des huissiers, les recours en justice, les visites de la police…
Ange gardien. En deux ans, les occasions de craquer ne manquent pas. C’est dans ces moments-là qu’intervient un autre personnage de cette saga savoyarde, aventure humaine autant que sociale : le prêtre-ouvrier Bernard Anxionnaz, 74 ans, véritable ange gardien des caissières. «C’est lui qui sent quand les filles ont un coup de blues, qui sait les remotiver, raconte une sympathisante habituée des lieux. Elles sont très fortes, mais sans lui, le mouvement se serait peut-être essoufflé.»L’ecclésiastique, syndiqué à la CGT, relativise son rôle, préférant embrayer sur un sermon antilibéral : «Le dimanche est le seul moment qui permet de se retrouver en dehors du travail, en dehors de la surconsommation. Mais même cet instant, les marchands et les financiers sont en train de le détruire.» Et de prévenir que «chaque magasin aux alentours attend de voir le résultat de cette lutte avant de décider ou non d’ouvrir le dimanche».
A la sortie du ED, dont les allées sont presque vides, les clients ne sont pas loin de partager les revendications des grévistes. Non sans une pointe d’hypocrisie. «Elles ont bien raison, tout le monde a le droit à un week-end de repos, explique Xavier, 22 ans. Quant à moi, franchement, je viens rarement, mais mon frigo était vide…» Bekir, 30 ans, accompagné de sa femme voilée, est tout aussi d’accord : «Le jour du Seigneur n’existe plus pour personne. Et je sais que le travail le dimanche, ça commence par elles, et ça finira par nous, qui bossons dans la construction.» Le naturel, cependant, n’est jamais très loin : «Il y a beaucoup de gens au chômage, si elles ne veulent pas bosser, qu’elles laissent les autres travailler»,explique Eliseu, un cuistot de 37 ans qui sort du magasin en vélo.
La plupart pensent d’ailleurs que les caissières ont le choix, sur la base de la loi votée il y a deux ans (lire ci-dessus). «Ce n’est pas uniquement si elles sont volontaires, comme ils ont dit à la télé ?» Non, il ne s’agit pas de la même législation. «Alors dans ce cas, je ne suis pas d’accord», entend-on à la sortie du supermarché. Mais tous ont de bonnes raisons de faire leurs courses le dimanche, même si leur venue ce jour-là ne sert pas la cause des grévistes.
«Grain de sable». A l’autre bout du parking, la petite troupe est toujours là, à ripailler sur l’air du Chiffon rouge. Au micro, le curé reprend son prêche anticapitaliste, entre deux jingles de caisse de supermarché préenregistrés sur sa sono bricolée. Sous les bâches, on continue à défendre les caissières, érigées en héroïnes de la lutte sociale. «Si ces filles font grève, ce n’est pas uniquement pour se mettre les doigts de pieds en éventail le dimanche m
atin, insiste Yves Meunier, Faucheur volontaire d’OGM venu les soutenir. Elles ont une vision plus large de la société, une approche globale qui fait sens.» Et mènent un combat qui enthousiasme Lucette, 62 ans, ancienne ouvrière syndiquée à la CFDT : «Je les trouve admirables. Ces femmes représentent les résistantes de demain, des petites qui feront bouger les choses en grand.» Le «grain de sable qui grippe la machine», ajoute Michel.
Le curé, le Faucheur volontaire, Lucette… la lutte des six caissières d’Albertville semble redonner un nouveau souffle à l’engagement de tous ces sympathisants, impressionnés par leur détermination. Même Flora, 9 ans, la fille de Peggy, l’agent de maîtrise, accompagne sa mère chaque dimanche sur le parking du supermarché, visiblement avec bonheur. Et, pour elle, la cause est entendue : «Si maman travaille le dimanche, elle ne pourra pas venir l’année prochaine à ma petite communion.»