Marie-Claire, Septembre 2010
Loi à tiroirs, société en évolution et jour intime entre tous : la question du travail dominical n’en finit pas de faire des vagues. Mais qu’en pensent réellement les femmes concernées ? Notre enquête du septième jour. Par Caroline Rochet
« Est-ce qu’il est normal que le dimanche, quand Mme Obama veut, avec ses filles, visiter les magasins parisiens, je dois passer un coup de téléphone pour les faire ouvrir ? » On se souvient des propos de Nicolas Sarkozy, l’an passé, et du tollé qu’ils avaient soulevé. Selon l’Insee, près de 30 % de la population active travaille, habituellement ou occasionnellement, le dimanche. Parce que la loi qui l’encadre est constamment remise en question (voir encadré) et qu’il touche à la sphère intime, familiale et sociale, le travail dominical reste un sujet complexe.
Derrière son apparence de cas particulier ou la simple idée d’un « dimanche shopping » se cachent bien des interrogations fondamentales, particulièrement pour les femmes. Célibataires, en couple, mamans… si toutes n’ont pas le même avis sur le sujet, selon leur situation et leur employeur, aucune ne prend la question à la légère. Qu’on se le dise, même dans notre pays laïque, le dimanche, c’est sacré.
Salaires : c’est tout et n’importe quoi !
Parce que sa loi est extrêmement nébuleuse, le travail dominical est d’abord un problème pour les employés. Quand les ouvertures sont illégales ou les patrons peu scrupuleux, les salaires ne sont pas protégés.
Nora, 44 ans, responsable de caisse dans une petite surface de quartier, se résigne : « On ne m’a pas laissé le choix, et je ne suis pas payée plus. D’après mon patron, il est impossible de changer mes horaires. Heureusement, mes enfants sont grands maintenant, mais j’ai quand même l’impression de rater une partie de leur vie, puisque la semaine on ne fait que se croiser. » Même déception chez Cécile, 25 ans, vendeuse dans une épicerie de luxe : « Quitte à ne plus avoir de vie sociale le week-end, qu’au moins je sois payée double. Ici on me donne 20 € en plus le dimanche. C’est ridicule. »
Dans certaines boutiques, les employées n’ont carrément pas le droit de répondre aux journalistes. Au Palais des Thés (à Paris), l’une d’elles a le temps de me glisser : « Il y aurait pourtant des choses à dire… » C’est que les répercussions peuvent être sérieuses, comme nous l’explique une vendeuse dans une boutique de vêtements : « J’ai répondu à un journaliste sur le sujet, qui avait promis de modifier mon nom et celui de l’enseigne. Il ne l’a pas fait ; mon patron l’a lu et j’ai été licenciée. » Sachez-le, un simple papier sur le travail le dimanche a parfois des allures d’enquête sur la mafia.
Des exceptions positives
Bien sûr, il n’existe pas que des exemples négatifs. Dans un Castorama du Val-d’Oise, les salariés se sont mobilisés lorsqu’on leur a annoncé la fin des ouvertures dominicales : ils perdaient alors une partie importante de leur salaire. Et, hors grandes enseignes, on trouve des femmes ravies de pouvoir travailler le jour du Seigneur.
D’abord les étudiantes, qui peuvent ainsi se faire des sous sans rater la fac et ne voient pas bien le problème à ne pas gagner plus qu’un jour normal : « De toutes façons, c’est le seul où je peux travailler, et c’est déjà bien d’avoir trouvé un boulot », sourit Alice, 19 ans. Jean-Patrick Grumberg, président de Laissez-Nous Travailler et de l’Association des Commerçants d’Usines Center de Villacoublay, qui défend âprement la liberté de travailler le septième jour, va plus loin : « Un étudiant travaillant tous les week-ends peut gagner jusqu’à 900 € par mois sans rater une seule heure de cours ! Il faudrait envisager l’exonération des charges salariales sur le travail des étudiants le dimanche. »
Pour les adultes actifs aussi, le travail dominical peut avoir du bon, comme l’explique Emilie, 40 ans, propriétaire d’un magasin de fenêtres, outrée par
les patrons qui ne respectent pas la loi ni leurs salariés. « Mon employée a eu parfaitement le choix de refuser le dimanche, et je la paie double ! Et puis, comme nous sommes toutes deux des mamans divorcées, nous avons trouvé un bon arrangement : un dimanche sur deux, quand mes enfants sont chez leur père, je suis plutôt heureuse de venir tenir le magasin au lieu de déprimer dans l’appartement vide ; pendant ce temps, ma collègue profite de ses petits. Et le week-end suivant, on fait l’inverse. »
Pour ou contre ? L’opinion des Français
Pour résumer : d’un cas à l’autre, la question divise. D’après l’étude réalisée en 2008 par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), la plupart de nos concitoyens considèrent que le temps d’ouverture des commerces est déjà suffisant, et seule une minorité de ceux ayant accès à des commerces dominicaux réalise effectivement des achats ce jour-là… « Même si j’utilise parfois, en cas d’urgence, le supermarché d’en
bas, je ne fais jamais d’achat plaisir le dimanche. Pour moi, le samedi c’est shopping, et le lendemain, repos ! » explique Catherine, 41 ans, mère et dirigeante d’entreprise, pourtant toujours surbookée.
Certes, au nom de la liberté, un travailleur sur trois est favorable à ces ouvertures. Le profil des « pour » ? Principalement Parisiens, jeunes et inactifs (chômeurs ou étudiants). Du côté des « contre », ce sont les habitants de communes rurales qui dominent, avec un âge dépassant la quarantaine et un emploi. « Une grande majorité de l’opinion souhaite que le dimanche reste un jour pas comme les autres, explique Philippe Moati, directeur de recherche au Credoc, coauteur du rapport « L’ouverture des commerces le dimanche : opinions des Français, simulation des effets ». Face à l’argument du temps pour faire les courses, ils préfèrent les ouvertures tardives en semaine. Le shopping du dimanche est souvent un shopping de distraction, il ne concerne pas vraiment les produits utiles. »
De l’Elysée aux grandes enseignes, un mot d’ordre est invoqué pour promouvoir le travail du septième jour : la relance de l’économie. Selon les Galeries Lafayette (à Paris), quatre cents contrats à durée indéterminée seraient créés, et les recettes grimperaient de 10 %. Le complexe Usines Center des Yvelines s’est toujours battu pour rester ouvert le dimanche, en raison des 35 % de son chiffre d’affaires réalisés ce jour-là.
La mort des petits commerçants ?
Un enthousiasme que tempère Philippe Moati : « En réalité, l’impact sur l’économie est très modeste, voire négatif. » Même son de cloche chez Jean Dionnot, président du Collectif des Amis du Dimanche, avec une crainte affichée : « Le travail dominical ne crée pas tant d’emplois que ça et, surtout, il détruit le commerce traditionnel au profit des grandes enseignes. Un emploi créé en grande distribution en fusille trois en commerce local ! » Un argument erroné, selon Jean-Patrick Grumberg : « Ce n’est pas le travail dominical qui menace les petites structures, mais plutôt l’achat sur Internet. » On tourne en rond.
Un obstacle à la vie familiale et sociale
Au-delà de l’économie reste le problème de la vie sociale et, bien entendu, de la famille. Un impact majeur qui nous touche particulièrement, à
Marie Claire ! les employés concernés par le travail le dimanche seraient principalement des femmes.
« Elles ont des rémunérations très basses et des contrats à temps partiel, martelait en juin dernier Bertrand Delanoë, maire de Paris. Elles ont des enfants, dont elles veulent s’occuper le week-end. Quel intérêt auraient ces femmes à travailler le dimanche, puisqu’elles devraient payer quelqu’un pour s’occuper d’eux ? » D’autant que, comme le rappelle Jean Dionnot, ceux qui travaillent le dimanche travaillent souvent également le samedi : « Quand sont-ils censés voir leur famille ou leurs amis ? »
Marie, 33 ans, qui travaille chez Muji, raconte : « Ici le travail dominical est presque agréable : on ne le fait qu’une fois par mois. En plus, on nous offre le petit-déj et des compensations sérieuses – j’ai ainsi obtenu sans problème mon mercredi, pour pouvoir m’occuper de mon fils. En revanche, quand je travaillais dans une grande enseigne de déco, c’était l’horreur, tant côté salaire que dans la façon dont les employés étaient considérés. Ma vie de famille n’existait plus. »
Marie a cependant la chance d’être encore avec le papa de son enfant, qui peut donc s’en occuper. Lyne Cohen-Solal, adjointe au maire de Paris chargée du commerce, s’alarme : « A Paris, une famille sur quatre est monoparentale. Comment font ces mères qui travaillent le dimanche et qui sont seules ? » Parfois elles n’ont juste aucun choix. Comme Shefali, caissière dans un supermarché : « J’ai demandé moi-même à travailler le dimanche, parce que
j’avais besoin d’argent. Pour nourrir mes enfants. Je ne les vois plus, mais c’est la vie ! » Une « vie » où les employés ne devraient pas avoir à travailler un jour de repos s’ils étaient correctement payés la semaine… « C’est mon revenu contre mon enfant », tempête Joseph Thouvenel, secrétaire général adjoint de la CFTC en charge des questions économiques, très chatouilleux sur le sujet.
La vraie question : notre hyperconsommation
Mais le travail dominical soulève également un autre débat : celui de notre société consommatrice et du rythme de vie qu’elle entraîne. Comme le rappelle Jean Dionnot, « l’homme n’est pas un homo economicus ! Il a besoin d’autre chose que de consommer tous les jours ». Selon l’étude du Credoc, la motivation des achats dominicaux est rarement le besoin mais plus souvent l’ennui. Un « shopping de distraction » que ne comprend pas Marie : « Les jours où je suis en congé, je ne vais pas dans les magasins. Je sais que c’est paradoxal, mais c’est par respect pour ceux qui travaillent. Et pour moi repos ne veut certainement pas dire shopping. »
Si l’argument religieux n’est plus vraiment d’actualité au xxie siècle, reste le besoin d’une pause, d’une respiration. « Voulons-nous un monde où la valeur suprême soit la consommation, s’interroge Bertrand Delanoë, ou un monde qui laisse sa part au silence, à l’intimité, à la culture, à la vie privée, familiale, intellectuelle ou spirituelle ? »
On a tous un jour trouvé fort pratique de pouvoir acheter un pull ou un canapé un dimanche. Et comme le rappelle l’association Laissez-Nous Travailler, chacun devrait être libre de ses choix. Mais le vrai problème est ailleurs : outre les inégalités et les abus que subissent certains employés, persiste la question de savoir où nous conduit cette société d’hyperconsommation et, surtout, à quel prix. Un sujet à méditer lorsque vous aurez un peu de temps… Tiens, pourquoi pas ce week-end ?