Liberté politique, 30 octobre 2009
L’excellent hors-série « La Vie meilleure, mode d’emploi », de Courrier international(octobre-décembre 2009) vient de regrouper ses meilleurs articles sous le thème « Changer de modèles face à la crise ». Dans un maelström d’idées pour préserver la planète, réinventer la vie avec zoom inattendu sur des valeurs paradoxales de solidarité, de gentillesse et de lenteur, il nous plaît de nous attarder sur un article traduit du Zeit (Hambourg) intitulé « Pas question de bosser le dimanche » de Suzanne Gaschke.
Pour bien comprendre, un petit détour auparavant par un autre article du même hors-série, « Libérons-nous de l’hyperconsommation », d’un sociologue américain offrant d’en finir avec l’obsession d’achats pour se consacrer à la promotion du bien commun.
Il commence par un rappel salutaire en ces temps de banalisation du dimanche, de la hiérarchie des besoins humains qui passe d’abord par « les besoins physiologiques (l’eau, la nourriture) et au-dessus la sécurité et la protection » :
« Une fois ces besoins satisfaits, l’être humain tire satisfaction des sentiments de reconnaissance et d’affections (amitiés), d’estime de soi (réussite, respect par autrui) et enfin d’accomplissement (créativité, sens moral). Tant que la consommation est destinée à satisfaire les besoins les plus basiques elle est parfaitement distincte de l’hyperconsommation. Mais lorsque l’acquisition de biens et de services se substitue à l’objet spirituel, transcendant, des besoins supérieurs, la consommation devient hyperconsommation et l’hyperconsommation se transforme en maladie sociale. »
L’article de Suzanne Gaschke s’inscrit dans cette prise de conscience d’une hiérarchie, de motifs supérieurs. La journaliste allemande met l’accent sur l’engrenage que représente désormais le travail le dimanche pour des achats de confort et doute comme de plus en plus de personnes du « gain de liberté » qui « a assurément un prix ».
Réfléchissant sur la façon dont la structure du temps de notre société est en train de se modifier, comment la solide Loi fondamentale de l’Allemagne (qui protège le dimanche comme « jour de l’élévation ») commence elle aussi à fléchir face à la pression consumériste et hédoniste, elle met le doigt sur l’incohérence de vouloir du prêt à consommer vingt-quatre heures sur vingt-quatre quand soi-même on ne veut pas travailler le dimanche.
Malgré la particularité spécifique de l’Allemagne qui défend également le samedi chômé, malmené aujourd’hui, les arguments sont dans tous les pays les mêmes : la volonté des citoyens, la flexibilité, la dérégulation obligée.
Commence à être admis cependant que le travail du dimanche n’a pas que des vertus puisque selon une enquête de l’Union européenne, absentéisme, et manque de motivation sont au rang des effets pas si secondaires d’un travail vu comme « atypique ». Pire, en découle une « perception décalée du temps social » très préjudiciable. Bafouée, la protection du salarié, victime de la tendance des employeurs à exiger une mise sa disposition permanente ; abandonnée, la culture collective que permettait le dimanche… Tout cela annonce bien des fruits amers.
Autre grief mais pas des moindres : la désynchronisation d’une société qui mettra en péril l’engagement politique et social des citoyens.
Bel article en définitive qui ose affronter la culture de la continuité permanente, du « 24/7 », d’une société qui veut « toujours plus » sans jamais trouver le point de satisfaction. Dépêchons-nous en effet de « bouger », pour enrayer la mécanique du travail dominical amorcée partout en Europe, et notamment en France. Un défi de charité et de vérité. H.B.
Article de Die Zeit sur le lien lire la suite
COURRIER INTERNATIONAL – HORS SERIE
CHANGER DE MODELE FACE A LA CRISE
LA VIE MEILLEURE – MODE D’EMPLOI
OCTOBRE-NOVEMBRE-DECEMBRE 2009
Pas question de bosser le dimanche
ALLEMAGNE
La pression monte pour encourager la flexibilité du travail. Pourtant, nombre de salariés voudraient bien retrouver des week-ends tranquilles.
DIE ZEIT (extraits) Hambourg
Dans un petit centre nautique situé près de ma ville natale a été inauguré, il y a quelques mois, un immense supermarché qui, selon les dérogations prévues pour les lieux de vacances par la loi sur les heures d’ouverture des magasins du Schleswig-Holstein [Land situé entre la mer du Nord et la Baltique], est autorisé à ouvrir le dimanche. Je me suis toujours parfaitement débrouillée sans faire de courses le dimanche. Mais, un jour, je me suis retrouvée à court de pain de mie et de lait. Je suis donc allée faire mes achats, toute contente. L’expérience avait quelque chose d’inhabituel, un côté vacances. Les vendeuses étaient soit sincèrement joyeuses, soit obligées de le paraître.
Je venais de mettre un doigt dans l’engrenage. Une fois qu’on sait qu’on peut tout trouver le dimanche, on ne peut plus s’en passer ; c’est pourquoi le nouveau supermarché est plus bondé le dimanche que le samedi. Les gens de toute la région viennent y faire leurs courses pour la semaine et les caissières ont désormais l’air de personnes qui travaillent le week-end plus souvent qu’elles ne le souhaiteraient. Un gain de liberté ? Peut-être … Pour certains. Mais il a assurément un prix.
Ce débat illustre parfaitement la façon dont la structure du temps de notre société se modifie. Nous sommes prêts vingt-quatre heures sur vingt-quatre à consommer, à utiliser des services, à demander toutes sortes de divertissements ou d’informations, et nous revendiquons ce droit. Les choses sont différentes quand c’est nous qui devons travailler à des heures dérangeantes. Et la moitié des quelque 40 millions d’actifs de la République fédérale sont dans ce cas. Selon une étude de l’Institut d’économie et de sociologie de la fondation Hans Bockler (WSI), 51 % des gens travaillent en soirée, de nuit ou le week-end (contre 38 % en 1994). Et 28 % des actifs – soit 10,5 millions de personnes – vont « régulièrement » ou « parfois » au travail le dimanche. A titre de comparaison, 1,3 million de fidèles se rendent au culte protestant ce jour-là. Les Églises ont intenté un recours en anticonstitutionnalité contre la réglementation particulièrement libérale de Berlin en matière d’horaires d’ouverture des magasins. Le samedi chômé (que les syndicats défendent avec nettement moins d’acharnement que l’Église ne défend le dimanche) subit une pression encore plus forte et est bien parti pour redevenir un jour normal – contrairement au dimanche, il n’est pas protégé par la Loi fondamentale [la Constitution allemande].
Les partisans de la flexibilité des horaires invoquent depuis des années la volonté des citoyens. Certains se félicitent peut-être de la dérégulation – mais rien n’indique qu’ils renoncent eux-mêmes leur week-end chômé. Les enquêtes réalisées par le WSI montrent que les deux tiers de ceux qui doivent effectuer ce travail « atypique » préféreraient le réduire, voire renoncer à travailler
le dimanche malgré le supplément de salaire perçu. Selon une étude de l’Union européenne, le travail du dimanche fait grimper le taux d’absentéisme pour maladie, accroît la rotation du personnel et réduit considérablement la motivation dans l’entreprise.
Le système du samedi et du dimanche ouvrés produit une perception décalée du « temps social », que certains sociologues considèrent comme un réel danger, pour l’individu comme pour la collectivité. Seule la culture collective du week-end peut, selon Seifert, protéger les salariés contre la tendance des employeurs à exiger qu’ils soient toujours à disposition. Seul le week-end collectif libère du « comportement de continuité permanente » – continuer à faire le ménage, continuer à téléphoner, continuer à vivre dans le stress. « Le fait que le travail s’arrête collectivement légitime le comportement social de l’individu, sa relation sociale au week-end. » Si tout le monde le fait, c’est très bien de sortir voir ses amis au lieu de bosser. C’est pour cette raison que les jours de récupération en semaine sont peu appréciés.
Un pays à la structure hebdomadaire nivelée, une société désynchronisée mettent en péril l’engagement politique et social des citoyens. Ce qui arrange aussi bien ceux qui exploitent la force de travail de l’individu que ceux qui exploitent sa force de consommation. Car l’industrie des loisirs ne s’est pas fixé pour objectif l’éveil et l’émancipation de ses clients. Ces derniers ne sont pas censés se demander pourquoi ils doivent absolument acheter le tout nouvel écran plat ou la dernière PlayStation. Ils ne sont pas censés se demander si c’est vraiment agréable de faire la queue avec huit cents personnes devant le grand-huit pendant leur précieux week-end. Ils doivent juste le faire. Et payer. Et ils le font.
Le salarié qui a trimé toute la semaine recherche des compensations le week-end – avec des offres de loisirs qui ressemblent de plus en plus à sa journée de travail. Le panneau « 24/7 », l’impératif de la disponibilité permanente, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, promet de plus en plus de loisirs – qui ne procurent toutefois pas toujours de satisfaction – et reflète la culture de la continuité qui imprègne la vie économique. Les Tropical Islands en constituent le parfait exemple. Dans le Brandebourg, à environ une heure de Berlin, on propose « des vacances avec l’illusion du soleil des tropiques », vingt-quatre heures sur vingtquatre, sept jours sur sept, trois cent soixante-cinq jours par an. Un million de visiteurs s’y pressent durant l’année. Apparemment, la solitude, la contemplation, la tranquillité, le ralentissement, le retour à la nature ne sont pas au programme de notre société. Il nous reste le choix entre le travail, toujours et partout, et les loisirs, emballés et étiquetés.
Susanne Gaschke
Paru dans CI n° 896, du 2 janvier 2008