Après tout, faire les magasins le dimanche nous épargnera définitivement la fatigue d’être soi.
Le tourisme, c’est le commerce. Dans la vraie vie, on s’en était rendu compte. Une ville touristique, c’est une ville où on peut acheter et vendre tous les jours et (n’en doutons pas, c’est pour bientôt), à toute heure. Pour faire plaisir à Madame Obama, le président n’a pas proposé de lui faire visiter le Louvre un soir (il est vrai qu’il est encore ouvert le dimanche) mais de lui faire ouvrir le jour du Seigneur les boutiques de l’avenue Montaigne – qui dans l’esprit de l’hôte et de l’hôtesse sont sans doute le véritable patrimoine français.
Le feuilleton du travail dominical vient donc de s’achever avec le vote à l’arraché au Sénat de la loi proposé par le député des Bouches-du-Rhône Richard Mallié. Bien que les ardents défenseurs du texte se soient très efficacement employés à noyer le poisson, les débats devraient avoir dessillé ceux qui pensent encore que le tourisme est une conquête de l’humanité avec découverte de l’autre, frotti-frotta culturel et sensations fortes – ceux qui n’ont jamais ouvert un livre de Philippe Muray. Tout le monde le sait, faire du tourisme, c’est acheter. Et si tout le monde traque le touriste, c’est pour le plumer, point.
En vrai, le travail du dimanche n’est dans cette affaire qu’un dommage collatéral, un vieux droit social sacrifié à un droit bien plus grand, le droit d’acheter (donc de vendre). Les promoteurs de la loi, président de la République en tête, veulent étendre encore et toujours plus les territoires voués à la consommation. Et, ça tombe bien pour eux, cette obsession, ils la partagent avec pas mal de nos concitoyens, de quelque bord qu’ils soient.
Je vous épargne les discussions talmudiques entre exégètes sur les définitions comparées du tourisme selon la loi de 2006 et selon la loi Mallié. En théorie, l’ouverture le dimanche reste l’exception, ça fait plus joli comme ça. À l’arrivée, le territoire national est divisé en trois zones qui peuvent se recouper. Pour commencer, il y a tous les villages et petites villes qui seront épargnés, n’ayant pas l’heur de constituer des zones où existent des « usages de consommation de fin de semaine » – en clair, les territoires où ne poussent ni Carrefour, ni Jardiland, ces endroits où les technos pensent que les pauvres font du tourisme le samedi après-midi. Viennent ensuite ces vastes zones qualifiées de « PUCE » (périmètres d’usages de consommation exceptionnel ») sans doute parce qu’elles sont affermées aux géants de la distribution. Dans ces « PUCE », le salarié qui travaille le dimanche bénéficie normalement de contreparties.
Reste enfin, la dernière catégorie, définie de façon assez floue, des « zones touristiques et thermales ». La liberté du commerce doit y être pleine et entière, à ceci près que les commerces d’alimentation sont sommés de fermer en fin de matinée. (Or, si les deux sens du mot commerce ont encore vaguement partie liée, ce n’est pas chez les marchands de fringues mais chez le boucher, le boulanger ou au marché). Pour l’instant, seuls certains quartiers des grandes villes notamment de Paris sont concernés. Mais, et c’est bien là que se niche la plus grande entourloupe de l’affaire, il sera facile d’étendre l’un ou l’autre des régimes dérogatoires à l’ensemble des villes de plus de 1 million d’habitants, soit en les faisant passer entièrement sous le statut de PUCE, soit en les déclarant « zones touristiques totales », autrement dit, je le répète, en « zones commerciales intégrales ». Le triste destin des quartiers piétons dont le nom pouvait laisser croire qu’ils étaient destinées à la flânerie donne une idée du cauchemar qui nous attend – qui a déjà commencé.
Certes, il faudra pour cela l’accord du Conseil municipal. Il faut être juste, pour l’instant, à gauche, c’est un concert de protestations sur le thème « le salarié a le droit d’aller à l’église le dimanche », mais l’heure de vérité sonnera quand les élus des grandes villes, Paris en tête, auront à se prononcer pour de vrai. Peut-être suis-je pessimiste mais j’ai comme dans l’idée que notre gauche moderne ne résistera pas à l’alliance des commerçants, des yuppies et de tous ceux qui s’ennuient quand les magasins sont fermés.
L’ouverture des magasins le dimanche, c’est-à-dire la suppression de l’idée du dimanche, c’est moderne – cette affaire de dimanche, c’est quand même un peu catholique sur les bords. D’ailleurs, voilà des jours que je me fais engueuler de tous côtés. Les copains libéraux, confiants dans la sagesse du marché me répètent que « personne n’oblige personne à acheter le dimanche, ni d’ailleurs à travailler ». (Pour ce qui est de travailler, toute l’affaire est enrubannée par le mot magique de « volontariat » mais on peut craindre que les volontaires désignés n’aient en vérité qu’un choix très fictif). Un grand ami de gauche bien sous tous rapports, employé par la ville de Paris par ailleurs, a le droit à une double-dose. En plus des magasins qui, dans mon quartier du Marais, n’ont pas attendu la loi Mallié pour ouvrir, il prend ma colère récurrente contre Paris-Plage. « Bien sûr, tu raisonnes exactement en bobo du Marais, sans penser à tous ceux qui ne partent pas en vacances ni à ceux qui n’ont que le dimanche pour se promener et faire du lèche-vitrines ». Ah, oui, et puis, il y a New York où, selon la légende tout est ouvert 24/24. En fait, ce qui est ouvert 24/24, ce sont d’abord les Chinois et les Indiens qui vendent des sandwichs à se damner. Calvin Klein, hors soldes, ça ferme à 20 heures et, le dimanche, les portes restent closes.
L’argument new yorkais est significatif. Derrière cette frénésie d’ouvrir à la fièvre acheteuse les quelques territoires et instants qui lui résistent, il y a le désir absurde d’être partout chez soi et la croyance imbécile que toutes les villes ont la même ADN. Peut-on penser un instant que les délicates façades parisiennes qui déploient tant de facéties et de splendeurs acclimatent le monde marchand de la même façon et dans la même grammaire que les façades de verres et d’acier de Manhattan ? Je suggère à chacun de faire l’expérience d’arpenter la rue des Francs-Bourgeois un dimanche de beau temps. Venez voir par vous-mêmes les gamins grognons, les mecs impatients, les couples à bout de nerfs, les ados ronchonnes. Voilà le paradis qu’on nous promet parce que dans un pays accueillant, il faut que madame Obama puisse acheter des robes chichiteuses à ses filles.
Paris et Marseille aujourd’hui, demain Toulouse, Bordeaux et Lyon finiront par y passer ; il faut faire de nos villes des « villes ouvertes » – à la consommation et au tourisme, au tourisme consommationnel.
Rien de grave, au fond, il s’agit juste d’en finir avec les villes, ces chaudrons de sorcières où se nouaient et dénouaient les petites affaires humaines. Après tout, faire les magasins le dimanche nous épargnera définitivement la fatigue d’être soi.