29 mai 2009 | Jean-Yves Naudet*
Voilà des mois que la question du travail du dimanche agite l’opinion et les hommes politiques. Une nouvelle proposition de loi a été déposée, venant après plusieurs rebondissements qui montrent combien la majorité est divisée sur cette délicate question.
Concernant le dernier épisode, nos collègues juristes pourraient légitimement s’étonner de la démarche : un ministre qui annonce le dépôt d’une proposition de loi, voilà qui est original. J’avais appris que le gouvernement déposait des projets de loi et les parlementaires des propositions de loi, théoriquement en toute liberté ; voici que ce sont les ministres qui annoncent ce que les députés vont faire, étonnante conception de la séparation des pouvoirs.
Mais il est vrai qu’on interroge souvent les économistes sur cette question du travail du dimanche : est-ce une bonne chose pour l’économie, la croissance et l’emploi ? Ici, plus que dans d’autres domaines, le dicton se vérifie largement : « Deux économistes, trois opinions. »
Les uns avancent les effets sur l’offre et la flexibilité : plus de souplesse, c’est indiscutablement bon pour l’économie. Les carcans comme ceux des 35 heures se sont révélés des catastrophes et ont des relents de malthusianisme. La faiblesse de la croissance vient souvent d’une trop grande rigidité de l’offre.
En sens inverse, d’autres font valoir que l’extension du travail du dimanche ne changerait pas grand-chose à la situation économique, provoquant simplement un déplacement de la demande : on consommerait moins d’autres jours et plus le dimanche, sans créer de véritable effet positif.
Autant la réponse est claire pour les 35 heures ou pour le travail des seniors (plus d’actifs, plus de durée du travail, c’est bon pour la croissance) autant ici il faut bien reconnaître que l’effet est difficile à mesurer et probablement imperceptible.
La réduction utilitariste
Certains font valoir que la loi a besoin d’être toilettée, car bien des phénomènes nouveaux se sont produits depuis la loi de 1906 (ne serait-ce que de nouvelles formes de loisirs). D’autres insistent sur le fait que certains salariés (je pense près de chez moi entre Aix et Marseille à la zone de Plan-de-Campagne) manifestent contre les syndicats, pour travailler le dimanche, ou pensent à des étudiants qui financent leurs études par le travail… les jours où ils n’ont pas cours, dimanche en tête. Tout cela est vrai.
Observons qu’en se situant du côté de la loi, de la réglementation, on néglige les responsabilités des consommateurs eux-mêmes. Il y a bien longtemps, la CFTC avait fait campagne sur le thème « ne faites pas vos courses le dimanche » : c’était intéressant, car cela renversait la perspective et montrait que les clients, eux aussi, ont des responsabilités à prendre dans cette affaire.
Mais tout cela ne pose pas la question de fond : demander à un économiste si c’est bon pour la croissance, c’est ne limiter le débat qu’à un aspect de la question, l’aspect utilitariste. En effet, si l’on pouvait démontrer que le travail du dimanche est bon pour l’économie, cela le justifierait-il pour autant ? Le registre de l’utilitarisme, c’est dire « la fin justifie les moyens ». Mais le moyen est-il bon en soi ? Ne faut-il pas se situer sur un plan plus élevé ?
Certains avancent alors un argument plus important, celui de la liberté. Ma liberté, c’est de travailler le dimanche, disent-ils. Mais chaque salarié est-il libre en sens inverse de refuser ? Et la liberté ne va-t-elle pas avec la responsabilité et avec la vérité, puisque seule la vérité rend libre ?
Morale sociale
Il faut alors passer à un étage supérieur, qui n’est plus celui de l’économie, mais celui de la morale sociale, en l’occurrence, pour des chrétiens, celui de la doctrine sociale de l’Église. Ouvrons le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (n. 284) :
« “Au septième jour, Dieu chôma après tout l’ouvrage qu’il avait fait” (Gn 2,2) : Les hommes aussi, créés à son image, doivent jouir d’un repos et d’un temps libre suffisant qui leur permette de s’occuper de leur vie familiale, culturelle, sociale et religieuse. C’est à cela que contribue l’institution du jour du seigneur. »
Le Catéchisme de l’Église catholique est clair lui aussi : le dimanche, les croyants « s’abstiendront de se livrer à des travaux ou à des activités qui empêchent le culte du à Dieu, la joie propre au jour du seigneur, la pratique des œuvres de miséricorde et la détente convenable de l’esprit et du corps » (Catéchisme, 2185). Certes, ajoute cette fois le Compendium, « des nécessités familiales ou des exigences d’utilité sociale peuvent légitimement exempter du repos dominical, mais elles ne doivent pas créer des habitudes dommageables à la religion, à la vie de famille et à la santé » (284).
Que devons-nous faire ? Le Compendium est précis :
« Les chrétiens doivent, dans le respect de la liberté religieuse et du bien commun de tous, se prodiguer pour que les lois reconnaissent les dimanches et les autres solennités liturgiques comme des jours fériés. » « Tout chrétien devra éviter d’imposer sans nécessité à autrui ce qui l’empêcherait de garder le jour du Seigneur » (n. 286).
Liberté religieuse
Les papes, de Léon XIII à Benoît XVI, ont-ils dit autre chose ? Jean-Paul II rappelle, dans Centesimus annus (1991) que Léon XIII « affirme la nécessité du repos dominical ». « De ce droit, qui s’enracine dans un commandement fondamental, personne ne peut priver l’homme ». « Par conséquent, l’État doit assurer à l’ouvrier l’exercice de cette liberté » (Jean-Paul II citait ici Rerum novarum de 1891 : en un siècle, l’Église n’a pas changé son discours). Mais Jean-Paul II va plus loin en voyant en germe, dans cette affirmation de Léon XIII « le principe du droit à la liberté religieuse ». Et il concluait :
« Sur ce point, nous devons nous demander si les dispositions légales en vigueur et les pratiques des sociétés industrialisées permettent aujourd’hui d’assurer effectivement l’exercice de ce droit élémentaire au repos dominical » (CA, n. 9).
Il y a parfaite continuité tout au long du siècle entre les pontifes sur ce point. C’est ainsi que Jean XXIII, parlant de repos du dimanche, disait déjà : « Nous rappelons à tous — pouvoirs publics, patrons et travailleurs — leur devoir d’observer ce commandement de Dieu et de l’Église » (MM, n. 253). Dès 1891, Léon XIII disait la même chose parlant de la « nécessité du repos et de la cessation du travail aux jours du Seigneur » (RN, n. 32-4).
Il est difficile d’être plus clair. Que celui qui a des oreilles entende.
Ce discours est-il nouveau ? Il n’est que la suite logique de la Genèse, affirmant que l’homme est à l’image de Dieu et donc que son activité créatrice inclut le travail et le repos du septième jour. Cela a aussi une autre fonction, qui, elle, nous est directement rappelée par Jésus lui-même : « L’homme ne vit pas seulement de pain. » C’est d’abord cela que rappelle le repos du dimanche.
*Jean-Yves Naudet est professeur à l’université Paul-Cézanne (Aix-Marseille III), président de l’As
sociation des économistes catholiques (AEC) (http://aecfrance.new.fr/), vice-président de l’Association internationale pour l’enseignement social chrétien.