Card. Ph Barbarin : Ne sacrifions pas le dimanche simplement pour gagner plus

Ne sacrifions pas le dimanche simplement pour gagner plus

Le Monde, 2/12/08

Rappelons un fait historique. Quand le débat sur le dimanche faisait rage, au XIXe siècle, ce n’est pas seulement le chrétien Ozanam qui défendit le repos dominical, mais aussi le socialiste athée Proudhon. Les révolutionnaires, lorsqu’ils avaient voulu éradiquer la religion et réformer le calendrier, avaient tout de même inventé le « décadi », sachant bien que l’équilibre de l’homme et le lien social appellent un repos régulier et commun.

On suspecte aujourd’hui les évêques de ne rien comprendre au travail. Je laisse le soin de répondre à ce jeune ouvrier en charcuterie industrielle, baptisé en 2008. Dans l’autocar qui l’amenait à l’esplanade des Invalides pour la messe du 13 septembre, il disait combien il avait été touché par les propos de Benoît XVI au Collège des Bernardins sur la dignité du travail humain. Il avait retenu que, chez les Grecs, le travail était la marque des esclaves, alors que la Bible l’honore. Insister sur l’importance du repos hebdomadaire ne veut pas dire défendre un ordre social corseté et immuable. On sait s’adapter à des situations diverses ou nouvelles. Encore faut-il que ce soit pour le bien des hommes.

Lors du centenaire de la loi de 1905, beaucoup ont souhaité qu’on ne la retouche pas, pour ne pas mettre en péril l’équilibre social de notre pays. Et la loi de 1906, sur le repos dominical, pourrait-on la vider de son contenu sans dommage, alors que c’est l’homme tout entier qu’elle protège ? Un éclairage limpide est donné sur cette question par la célèbre formule de Jésus : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat. »

On comprend aisément les dérogations accordées depuis longtemps aux boulangers, au personnel soignant, aux employés des transports en commun, des restaurants ou des cafés… Nous sommes conscients des renoncements qu’impliquent leurs obligations au service du bien commun, et il est juste de profiter du débat actuel pour leur dire notre reconnaissance.

Mais il faut que ce principe reste fort, car il est structurant, il est « fait pour l’homme ». Le Décalogue n’est pas seulement une loi cultuelle, il a une portée morale. Il enseigne des « paroles de vie », qui gardent l’homme de l’idolâtrie et qui visent spécialement la protection du pauvre (« Tu ne feras aucun ouvrage (ce jour-là) ni toi, ni ton serviteur, ni l’émigré qui est dans ta ville »).

On veut aujourd’hui de nouvelles dérogations pour développer l’activité économique. Des voix plus autorisées que la mienne réfutent l’argument : danger pour les petits commerces, simple déplacement d’activité sans création de richesses, disparition progressive des avantages salariaux si cette pratique se généralise, coût écologique…

L’ARGENT REND FOU

Je me contente de faire remarquer qu’il n’est pas cohérent de réclamer d’un côté une réforme vigoureuse pour « moraliser la finance », dénoncer « golden parachutes » et rémunérations excessives, et de vouloir par ailleurs relativiser le repos hebdomadaire, simplement pour gagner plus. Depuis vingt siècles, l’Evangile dénonce cette logique sournoise et implacable : l’argent rend fou.

Que gagnerait-on donc à multiplier les dérogations à la loi actuelle ? Il y a tellement de rassemblements familiaux, associatifs ou religieux qui ne sont possibles que parce que, chaque dimanche, l’activité économique générale s’interrompt. Ce n’est pas seulement de la messe dominicale qu’il est question. Les catholiques savent que le Christ les appelle à ce rendez-vous qui est le sommet de leur semaine. On en voit qui ne le manquent pas, même s’ils habitent un pays où le jour de repos est le vendredi ou le samedi.

« Le jour du Seigneur est le seigneur des jours », disait Jean Paul II. Il serait heureux qu’en France, les chrétiens donnent à ce sujet un témoignage clair. Ce jour-là, ils sont invités à vivre dans une logique autre que celle de la production ou du commerce. Ils prennent le chemin de l’Eglise pour retrouver la communauté, ils posent des actes concrets de partage : prendre du temps pour les proches, visiter une personne malade ou âgée, donner de leurs biens à qui en a besoin… Celui qui sait garder de la distance par rapport à l’argent et au travail offre un témoignage de liberté, toujours très parlant.

Benoît XVI a expliqué cela plusieurs fois : « Il est indispensable que l’homme ne se laisse pas asservir par le travail, qu’il n’en fasse pas une idole, prétendant trouver en lui le sens ultime de sa vie. C’est dans le jour consacré à Dieu que l’homme comprend le sens de son existence ainsi que de son travail. »

Le précepte du repos hebdomadaire protège la vie des familles et sert la dignité et la liberté de chacun. Il donne un espace pour la prière, la détente et la gratuité, pour la joie toute simple de retrouver les siens.


Philippe Barbarin, Cardinal, est archevêque de Lyon.

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