Derrière les néons et les animations commerciales des super-marchés, tout un monde travaille dans des conditions difficiles. On comprend bien, dans ces conditions, que pour certains, les primes du dimanches soient un élément important du salaire. Ne serait-il pas temps d’humaniser davantage les conditions de travail des salariés de world companies ? |
Elle a toujours au fond de son sac un petit carnet d’écolier aux pages froissées. Chaque semaine, elle colle soigneusement sur les pages de son bloc-notes le planning hebdomadaire élaboré par la direction du magasin. Toute sa vie professionnelle est là, dans cette longue succession de tableaux en noir et blanc qui gardent la mémoire des « nocturnes » passées à la caisse du magasin et des samedis travaillés dans le brouhaha d’un hyper. Impossible, sans aide-mémoire, de se souvenir de la physionomie d’une semaine de travail. « Il n’y a pas deux jours pareils, pas deux semaines pareilles », soupire-t-elle.
Odile Jaloux est caissière au Carrefour-Grand Littoral, un hypermarché de 16000 m2 situé au coeur des quartiers nord, à Marseille. Au mois de février, elle a fait grève pendant seize jours pour protester contre la faiblesse des salaires et la dureté des conditions de travail : les salariés du plus grand hypermarché marseillais de l’enseigne demandaient une prime exceptionnelle de 250 euros, la fin des temps partiels imposés et la revalorisation du Ticket Restaurant – il était à 3,05 euros, « tout juste de quoi acheter un sandwich », souligne le délégué syndical CFDT, Smaïl Aït Atmane. Ils souhaitaient également que le magasin ferme à 21 heures au lieu de 22 heures, au moins pendant l’hiver.
Après plus de deux semaines de grève, les salariés ont repris le travail mais leur butin est maigre : une – légère – revalorisation des temps partiels et une subvention de 80 000 euros pour le comité d’entreprise. L’accord prévoit également une réévaluation du Ticket Restaurant, mais elle sera soumise à l’évolution du « taux de démarque » : préoccupée par les casses, les vols et les pertes qui pèsent sur le chiffre d’affaires du magasin, la direction a imposé un savant barème qui lie le prix du ticket à la baisse du taux. Insatisfaits, les salariés ont à nouveau cessé le travail, samedi 22 mars, à l’occasion d’une journée nationale de mobilisation.
Odile Jaloux a repris le chemin des caisses depuis plusieurs semaines, mais le coeur n’y est pas. Ce matin-là, elle a tenu pendant six heures l’une des caisses du rez-de-chaussée. « Elles sont en bas, juste à côté des surgelés. Il fait tellement froid qu’il faut mettre un pull. Personne n’a envie d’y aller, alors ils les réservent aux filles qui ont fait grève », note Djamila Fadhla, une caissière qui est également trésorière (CFDT) du comité d’entreprise. Au bureau central, un petit panneau affiche les consignes du jour : « Il est interdit de boire une boisson autre que de l’eau en caisse », indique une pancarte. « Ici, on a vraiment l’impression d’être à la maternelle, soupire Odile Jaloux. Quand j’ai soif, je suis obligée de me cacher pour prendre du sirop ou un verre de Coca. A 45 ans, je ruse comme une gamine. »
La vie professionnelle d’Odile Jaloux est réglée à la minute près. Le matin, après avoir pointé, elle se dirige vers la caisse que la direction lui a attribuée. Une fois installée, elle ne peut quitter son poste sans demander par téléphone le feu vert de sa responsable : il est interdit de se lever sans autorisation. « Même pour les toilettes, c’est toute une histoire. Quelquefois, on nous demande d’attendre parce qu’il y a des clients », remarque-t-elle. La productivité des caissières est surveillée de très près : tous les jours, la direction affiche un classement avec le nombre d’articles passés à la minute par les caissières de la veille. Le nom de l’employée la plus rapide est fièrement surligné au Stabilo.
Odile Jaloux, qui a deux fils de 17 et 24 ans, a pris l’habitude de jongler avec des plannings qui changent tous les sept jours. Au nom des « besoins du magasin », la direction lui impose chaque semaine une « nocturne » – les caissières quittent le magasin après 20 h 30 -, une « fermeture » – elles restent jusqu’à 22 heures – et une « coupure » – elles ont un trou au beau milieu de leur journée de travail. Le magasin est fermé le dimanche, mais il est souvent bondé le samedi : Odile Jaloux et ses collègues doivent donc tenir la caisse trois samedis par mois.
Les semaines d’Odile Jaloux ressemblent à un « grand bazar » : une longue soirée par-ci, une petite matinée par-là, un jour de repos en pleine semaine et des samedis épuisants passés à enregistrer les chariots bien remplis du week-end. « Cette semaine, je commence le mardi à 8 h 30, le mercredi à 15 h 45, le jeudi à 10 h 15, le vendredi et le samedi à 9 h 15, soupire-t-elle en consultant le planning collé dans son carnet. Pour la fin de la journée, c’est pareil : le mardi, je termine à 14 heures, le mercredi à 22 heures, le jeudi à 21 heures, le vendredi et le samedi à 14 h 30. Comment voulez-vous avoir une vie de famille normale ? »
Avec un emploi du temps aussi morcelé, les repas deviennent un véritable casse-tête. Lorsqu’elles travaillent de 8 h 30 à 14 h 30 ou de 16 heures à 22 heures, les caissières cumulent les trois minutes de pause auxquelles elles ont droit toutes les heures pour s’accorder une minipause repas. « Ça fait dix-huit minutes pour manger, calcule Odile Jaloux. Je vais dépointer et je prends un sandwich en me baladant dans le centre commercial. Mais je garde l’oeil sur ma montre : si je repointe en retard, la machine indique les minutes de dépassement et j’ai une réflexion. J’essaye de partir en pause à l’heure du repas, mais quelquefois, ils me demandent de la prendre à 10 h 30 parce qu’il y a peu de monde. Et là, je n’ai vraiment pas faim. »
Pour ces trente heures de travail éparpillées au fil de la semaine, Odile Jaloux touche un salaire de 825 euros par mois. Mais elle habite à 25 km des quartiers nord, ce qui l’oblige à dépenser 200 euros d’essence. A la fin du mois, il lui reste 625 euros, soit moins que le RMI pour un couple avec un enfant à charge. « Il y a des mois où je me dis que ce serait plus simple, mais ce ne serait pas un exemple à donner à mes enfants. Heureusement que mon compagnon paye le loyer : moi, je ne pourrais pas. »
Odile Jaloux fait partie des millions de femmes qui travaillent à temps partiel, souvent contre leur gré. Depuis le début des années 1980, cette forme d’emploi encouragée par les allégements de charges s’est développée de manière spectaculaire : elle concernait 1,5 million d’actifs en 1980, près de 5 millions aujourd’hui. Parmi eux, 82 % sont des femmes. « Le temps partiel a incontestablement un genre, le genre féminin, constate Geneviève Bel dans un rapport présenté le 10 mars au Conseil économique et social. Près d’une femme active sur trois travaille à temps partiel contre un homme sur vingt seulement. Et du nord au sud de l’Europe, aucune autre forme d’emploi n’est à ce point sexuée. »
Contrairement à ce que l’on croit souvent, le temps partiel des femmes n’est pas un choix : la France comprend beaucoup plus d’employées non qualifiées du tertiaire qui ont accepté à contre-coeur un contrat de trente heures que de femmes cadres de la fonction publique qui ont envie de s’absenter le mercredi. Selon la dernière enquête emploi du temps de l’Insee (1998), près de la moitié des temps partiels sont « subis
» : certains ont été imposés dès le recrutement, d’autres sont issus de la transformation d’emplois à temps plein, souvent après un plan social. « Dans les services aux particuliers et le commerce, le temps partiel subi est devenu la norme de gestion de la main-d’oeuvre pour certains emplois », regrette le Conseil économique et social.
Les conséquences de ce sous-emploi sont souvent dramatiques : en 2006, la moitié des salariés à temps partiel gagnait moins de 764 euros par mois. Ces salariés dont les revenus frôlent souvent le RMI ont du mal à accéder à la formation continue, ils restent à l’écart de toute ascension professionnelle et ils cotisent faiblement pour leurs retraites. « Parallèlement à la croissance du travail à temps partiel, on voit se profiler un processus de paupérisation : le développement d’une frange de salariés pauvres qui ne sont ni chômeurs, ni exclus, ni assistés, mais qui travaillent sans parvenir à gagner leur vie », résume Margaret Maruani, sociologue au CNRS.
Comme beaucoup de salariés non qualifiés, Odile Jaloux a souvent le sentiment d’être passée à côté de sa vie professionnelle. Orientée contre son gré vers une formation de comptable lorsqu’elle était adolescente, elle a tout laissé tomber pour devenir vendeuse dans la grande distribution. Vingt-cinq plus tard, elle « galère toujours dans les grandes surfaces ». « Je n’ai jamais eu le temps de faire une formation, explique-t-elle. Je me suis mariée à 20 ans, j’ai eu un premier enfant à 21 ans, un second à 28, la vie allait vite, je n’avais pas le temps de faire une qualification. Ensuite, j’ai divorcé et il a fallu que je me débrouille toute seule : ce n’était pas le moment de se lancer dans une formation. »
Aujourd’hui, Odile Jaloux rêve de devenir un jour secrétaire médicale afin de travailler dans un milieu calme où l’on ne vous parle pas « comme à un chien ». Au Carrefour-Grand Littoral, elle voit passer des centaines de clients par jour, mais les échanges sont rares : pour éviter les bavardages et faciliter le cheminement des clients, la direction disperse les employées le long de la ligne de caisse.
« Je reste assise six heures, parfois huit heures, mais je ne parle à personne. Les pauses, on ne me les donne pas au même moment que les autres caissières et avec les clients, je répète toute la journée la même chose : « Bonjour, ça fait tant, vous avez la carte fidélité ?, vous pouvez faire votre code, merci, au revoir. » »
Anne Chemin
Article paru dans l’édition du 25.03.08.