Libération, vendredi 25 janvier 2008
Libération relève l’incroyable scandale de l’amendement Debré-Confokea, et explique le relative apathie de la presse sur ce sujet par la saturation médiatique provoquée par la frénésie d’activité de M Sarkozy. |
Le soudain dévissage de Sarkozy dans les sondages de popularité marque sans doute le début d’une nouvelle période dans ses relations avec la presse. Pendant les premiers mois du règne, ce fut un concert d’admiration. Enfin les réformes, la rupture, l’énergie, le volontarisme !, susurraient les cordes. Qu’on soit d’accord ou pas, de gauche ou de droite, il est très fort !, répliquaient les instruments à vent. Comme il a pulvérisé le Front national ! Et cette ouverture à gauche, quel coup de maître ! Et le chœur : ah !, cette manière de nous balader, nous les journalistes, de voyage en voyage, de thème en thème, de pêcheurs en curés, de policiers en infirmières, d’usines en pyramides, sans nous laisser le temps de respirer, quel coup de génie !
Il lui suffisait de donner le tempo : ils n’avaient d’autre choix que d’exécuter. Un certain nombre d’épisodes méconnus des débuts du règne sont ainsi passés à la trappe. Ainsi de la loi sur l’ouverture des magasins d’ameublement le dimanche. Il avait été assuré que le travail du dimanche se ferait sur la base du volontariat. Bug malheureux : le texte voté n’y fait plus référence. C’est qu’ils doivent travailler vite, les députés. Le programme est chargé, puisque le chef a décidé qu’on faisait tout en même temps. Mais peu importe. De toute manière, la presse n’a pas le temps de suivre, elle non plus. Elle relèvera au passage, en quelques brèves, la malfaçon législative, et passera au sujet suivant. Quand les conséquences de cette précipitation s’ancreront dans le réel, il sera toujours bien temps de voir. Mais il en est de l’essaim des journalistes politiques comme des pétroliers. Virer de leur trajectoire leur prend du temps, mais quand ils ont tourné, ils ont tourné. Quand lyncher Sarkozy sera plus vendeur que l’encenser, quand l’ironie et le scepticisme seront de mode, quand il sera séant de grincer, alors de quel secours seront les amis Bouygues, Bolloré, Dassault, Lagardère ?
Ça grince déjà, dans la France d’en bas, celle-là même qui l’a élu. Et si l’orchestre des «faiseurs d’opinion» met quelque temps à s’en apercevoir, c’est parce qu’il vit sur une autre planète. Pourtant, l’orchestre a assisté au basculement. Il était dans la salle, aux premières loges. Mais il n’a rien vu, rien entendu. C’était le jour de la grande conférence de presse de rentrée présidentielle. Plus de 600 membres de l’élite de la profession se pressaient sous les lambris de l’Elysée. Premier temps : à la stupéfaction des collègues étrangers, aucun des présents ne songe même à poser une question sur le pouvoir d’achat. Aucun, ou presque. Seule Christine Clerc (journaliste indépendante) prononce les mots qui fâchent.
Donc, pas de question. Mais tout de même, Sarkozy aborde le sujet. Et, au détour d’une envolée, lance : «Vous n’attendez pas de moi que je vide des caisses déjà vides !» Il offre ainsi aux JT une magnifique «petite phrase» pour leur sélection du soir. Et voilà le second miracle : parmi les trois principales chaînes, seule France 2 retient l’aveu. Les autres ne l’ont pas entendu. L’envolée semble pourtant taillée sur mesure pour le JT. Elle semble se hisser d’emblée au niveau de ces grands moments charnières qui incarnent l’impuissance des politiques et font basculer les mandats présidentiels : tournant de la rigueur de Mitterrand en 1983, renoncement de Chirac à réduire la «fracture sociale» après seulement quelques mois de mandat, exclamation désabusée de Jospin – «l’Etat ne peut pas tout» – à propos de licenciements boursiers chez Michelin. Ces aveux, ces renoncements ont durablement poursuivi leurs auteurs.
Pour Sarkozy, rien de tel. Sur le moment, les journalistes de la télé n’ont rien entendu. Aucune raison de s’en étonner : combien achètent quotidiennement eux-mêmes du pain, des fruits ou du poisson ? Quand ils disent «pouvoir d’achat», c’est comme s’ils parlaient une langue étrangère, dans une ville inconnue, leur manuel de conversation sous le bras. Quand, interrogeant un puissant sur un plateau, ils se glissent dans la peau de la ménagère pour soupirer sur le coût du panier, c’est comme s’ils passaient une audition dans un cours de théâtre.
Et se produit alors un phénomène inattendu : le grand public l’entend tout de même. Car c’est là le miracle : on a beau s’informer essentiellement par le journal télévisé, on voit tout de même ce que le JT cache, on l’entend malgré tout. Comment donc ? Par les chansonniers, les amis, radio cafète, radio bistrot, par mille canaux. Comme si l’on était sensible à des ultrasons. Après, les «leaders d’opinion» n’ont qu’à suivre, et suivront donc. Ça tombe bien, c’est ce qu’ils font le mieux.