Une avocate se tourne vers moi. « Vous savez où vous êtes ? ». Peut-être pense-t-elle que je fais une confusion avec l’audience correctionnelle qui se tient dans une salle voisine. « Les référés, c’est bien ici ? » dis-je d’une voix sans timbre. Elle acquiesce puis s’installe à l’avant de la salle. Mais le Président fait déjà l’appel des affaires inscrites au rôle. « Inspection du travail contre …. » : la mienne est plutôt au bas de la pile. Je m’approche. L’employeur, qui s’était glissé furtivement dans la salle, est à mes côtés, seul. « Vous passerez en dernier», nous dit le Président. D’accord.

Deux avocats ont pris position derrière leur pupitre. Si je n’avais pas ma propre prestation à l’esprit, j’aurais presque pu passer un agréable moment à écouter les plaidoiries, dans cette salle quasi-silencieuse, habitée par la concentration du juge et son aisance à diriger les débats. Il écoute tous les arguments avec une égale attention sans marquer – quasiment – aucune inclination, formulant de temps en temps une brève remarque, purement factuelle, ou une question. Les avocats interviennent tour à tour sans se couper la parole; ils manifestent même, me semble-t-il, une forme de respect pour leur adversaire ou de professionnalisme qui ne se dévoie jamais en complaisance quand il s’agit de défendre les intérêts de leur client. La courtoisie pénètre l’âpreté des débats, les arguments tranchants et implacables. A la fin, le juge indique la date du délibéré et on passe à l’affaire suivante.

Il est question d’héritage, de partage de propriété, de dettes impayées. Je perds un peu le fil car, à mesure que la salle se vide, je sens la tension s’accroître. L’employeur semble se tasser sur lui-même tandis que, de mon côté, je relis fébrilement mes notes et mes pièces.

Enfin, c’est notre tour. Je suis debout au premier rang, derrière le pupitre des avocats. L’employeur est de l’autre côté, à droite. Mes notes, rédigées au cours du week-end, dans le train, sont étalées devant moi. Je n’ai pas l’intention de lire le texte mot à mot, mais je préfère avoir une trame sous les yeux pour pallier aux éventuelles hésitations ou aux trous de mémoire. Le Président me donne la parole.

« Je pense, Monsieur le Président, que les faits sont simples. Le xxx un contrôleur du travail s’est présenté dans l’établissement xxxx ».

Je reprends l’historique : il y a eu un premier contrôle non suivi de régularisation et un second au cours duquel les identités des salariés rencontrés ont été précisément relevées et contrôlées pour prévenir toute contestation. Entre temps, l’employeur a présenté ses arguments par écrit.

« Pour nous résumer, on a bien affaire à un établissement de vente au détail justiciable de la procédure de référé. Cet établissement ne relève d’aucune des dérogations de droit au repos dominical prévues par les articles L. 221-9, L. 221-10, R. 221-4 et R. 221-4-1 du Code du travail. En matière d’établissements commerciaux, il n’est pour l’essentiel question à ces articles que de magasins de fleurs naturelles ou de denrées alimentaires. Le Préfet n’a pas accordé de dérogation individuelle ; on n’est pas dans une zone touristique d’affluence exceptionnelle, une commune touristique ou thermale figurant sur une liste préfectorale. Aucun arrêté municipal actuellement applicable ne permet de supprimer le repos dominical.

Il est donc manifeste, pour toutes ces raisons, qu’on est en présence d’un cas d’ouverture dominicale illicite d’un établissement de vente au détail ».

Je conclus de façon un peu plus agressive, en m’attaquant directement aux arguments de l’employeur. Ceux-ci doivent être écartés : « il ne saurait y avoir un droit acquis à violer la loi, sous prétexte qu’on fonctionne pendant un certain temps dans l’illégalité.

La détermination de l’employeur, qui n’a donné aucune suite à notre premier contrôle, ainsi que l’importance du chiffre d’affaires dégagé dans des conditions illicites requièrent une astreinte hautement dissuasive. C’est pourquoi je demande 30 000 euros par salarié employé le dimanche. La violation caractérisée de la loi et la volonté de l’employeur de continuer, malgré le contrôle du mois de xxx, à ouvrir le dimanche justifient l’urgence à intervenir.

Force doit être, en toutes circonstances, à la loi. La procédure de référé est la seule qui soit réellement efficace ; dans une économie axée sur une concurrence libre et équitable, on ne peut pas admettre que la violation de la loi et l’indifférence à ses salariés soient le prix à payer de la réussite commerciale ».

Le Président me demande si l’inspection du travail n’a fait aucun contrôle dans cet établissement par le passé. Je réponds que non en ajoutant que je ne suis pas présent depuis longtemps sur le secteur. J’ai appris que ce magasin ouvre tous les dimanches il y a quelques semaines seulement.

L’employeur fait justement valoir qu’il ouvre depuis des années le dimanche. La fermeture du magasin mettrait son chiffre d’affaires en péril. Il déplore que les salariés ne soient jamais venus le voir s’ils ne voulaient plus travailler le dimanche. Il aurait pu recruter des étudiants. Mais visiblement, ajoute-t-il, la situation de l’emploi n’est pas le problème des pouvoirs publics.

«Comment font vos concurrents alors ?» demande le juge.

Réponse embarrassée. Il n’y aurait pas de réelle concurrence dans la commune. Il se lance dans une attaque frontale contre l’interdiction d’employer les salariés le dimanche.

Le Président recadre immédiatement : « ce n’est pas le débat ».

Il n’a plus grand-chose à ajouter si ce n’est que s’il faut fermer, eh bien il fermera. Mais définitivement.

Décision dans 15 jours, annonce le juge.