Faut-il travailler le dimanche ?

Les uns accepteraient de travailler aussi ce jour-là pour “gagner plus”. Les autres veulent préserver ce temps de vie sociale et familiale. Le débat fait rage.

Le dimanche n’est pas fait pour acheter son canapé, mais pour s’y reposer. Ce dicton britannique, les enseignes d’ameublement ne le partagent pas en France. Depuis des mois, elles font le siège du gouvernement pour obtenir le maintien des autorisations préfectorales d’ouverture dominicale contestées par les syndicats. Les tribunaux administratifs ont en effet interdit à des magasins du Val-d’Oise d’ouvrir le dimanche, sous peine d’astreintes pouvant atteindre 50 000 euros par succursale et par semaine.

Ces décisions de justice conduisent parfois à des situations inattendues : en septembre, 400 à 600 salariés de Conforama ont manifesté contre l’action des syndicats, « pour l’ouverture des magasins d’équipement du foyer le dimanche ». La direction du groupe explique qu’en raison des conditions de circulation en Île-de-France et de la singularité de la filière (« On achète sa cuisine en famille »), le week-end représente plus de la moitié de leur chiffre d’af­faires en région parisienne. Dont 20 à 25 % le dimanche. Difficile alors de fermer les portes. Quant aux employés, ceux qui travaillent ce jour-là sont tous volontaires. « Je fais 35 heures en travaillant le dimanche et bénéficie de deux jours et demi de repos par semaine », témoigne Patricia Morilla, membre de Génération Confo IDF, l’association des salariés pro-ouverture. Vendeuse au rayon meubles, elle est payée en partie à la commission et bénéficie d’une prime de 60 euros. « Un bon dimanche, on peut toucher jusqu’à 150 euros », dit-elle. Ce n’est pas rien quand on gagne, comme elle, 1 700 euros net par mois.

Nicolas Sarkozy a demandé à Luc Chatel de plancher sur la question. « Dans certaines grandes agglomérations, des commerçants ont la volonté d’ouvrir leurs magasins le dimanche, mais un blocage administratif les en empêche. Le but du gouvernement, c’est de libérer tout cela », dit le secrétaire d’État à la Consommation. La loi devrait être débattue début 2008, mais les réponses envisagées sont loin de faire l’unanimité.

Les employés de l’ameublement ne sont pas seuls à travailler le dimanche. La France compte 22 millions de salariés. Selon l’Insee, 2,5 millions déclarent travailler “habituellement” ce jour-là et 3,3 millions de manière “occasionnelle”. Mais, entre le cheminot de la SNCF, le boulanger du coin de la rue, le magasinier d’Ikea et la caissière obligée de se lever le dimanche précédant Noël, difficile de trouver des points communs et un terrain d’entente. Les Français eux-mêmes sont très partagés, et leurs avis parfois contradictoires : alors que 75 % des Franciliens se disent favorables à l’ouverture des magasins le dimanche (Ipsos, avril 2006), 75 % des Français affirment trois mois plus tard être opposés “à toute activité professionnelle le dimanche” (BVA, juillet 2006). À qui donner raison ? Au travailleur ? Au consommateur ? Il s’agit, bien souvent, de la même personne !

Une chose est sûre : la législation française n’aide pas à clarifier la situation. La Direction générale du travail (DGT) a tenté d’éclairer les fonctionnaires concernés par l’ouverture des commerces le dimanche. Résultat : un document de 46 pages bien remplies !

Sans remonter à l’empereur Constantin qui posa le principe du repos dominical en 311, c’est une loi socialiste plus que centenaire, celle du 13 juillet 1906, qui reconnaît, en France, le dimanche comme jour de repos. Selon le code du travail, « il est interdit d’occuper plus de six jours par semaine un même salarié. Le repos hebdomadaire doit être donné le dimanche ». Mais les exceptions sont légion.

D’une part, le principe du repos dominical ne s’applique qu’au salarié. Autrement dit, le patron et sa famille peuvent ouvrir leur commerce s’ils le souhaitent. D’autre part, les com­merces peuvent, sous autorisation municipale, ouvrir cinq dimanches par an et les commerces de détail de denrées alimentaires rester ouverts le matin jusqu’à midi.

Enfin, de nombreuses dérogations existent, soit de plein droit pour certaines professions (hôtellerie, spectacles, restauration, fleuristes, et même location de DVD…), soit à la discrétion du préfet et de manière temporaire et individuelle. Sont alors concernés les établis­sements de biens et services destinés à faciliter l’accueil du public dans certaines zones touristiques et ceux dont la fermeture « serait préjudiciable au public ou compromettrait leur fonctionnement normal ». Difficile de faire plus subjectif ! Comment définir une zone touristique ? Où débute-t-elle ? Où finit-elle ? Comment apprécier le caractère “préjudiciable au public” d’une fermeture de commerce ? C’est au préfet de l’établir au cas par cas. Pour Paris, les Champs-Élysées et le quartier du Marais sont considérés comme “zones touristiques”. Pourquoi, alors, exclure Montmartre, Pigalle ou le Trocadéro du bénéfice de cette dénomination ?

Aujourd’hui, seules les enseignes à caractère touristique, culturel ou sportif sont autorisées à ouvrir sur les Champs-­Élysées le dimanche. Pour le député UMP Pierre Lellouche, qui réfléchit sur ce dossier depuis dix ans, « il faut dé­finir de la façon la plus large possible la notion d’ex­ception touristique afin d’op­timiser les ouvertures
le diman­che ». Avec pour objectif, la classifi­cation de l’ensemble de la capitale en zone tou­ristique. L’argument ? La perte commerciale considérable qu’en­traînerait la fermeture des commerces parisiens le dimanche : « Les voyagistes japonais se sont organisés pour conduire leurs clients à Londres le dimanche plutôt que de rester à Paris devant des boutiques closes », affirme Pierre Lellouche. Chaque jour, 300 000 personnes descendent les Champs-Élysées, dont 70 % d’étrangers. Pourquoi se priver d’une telle manne commerciale ? Même la Fédération nationale de l’habillement (FNH) s’est ralliée à cette idée, alors qu’elle revendique la fermeture, en six ans, de 150 commerces ouverts illégalement le dimanche. À condition, cependant, que cette dérogation ne concerne que les Champs-Élysées et pas tout Paris, encore moins la France entière ! Car, pour la FNH, « seules les grandes enseignes peuvent se permettre d’augmenter leur masse salariale pour ouvrir le dimanche. Elles y gagnent en effet des clients, mais au détriment des autres ». Et “les autres”, ce sont les petits commerces…

« Les politiques ne peuvent pas nous demander de sauver l’activité en centre-ville et laisser s’ouvrir le dimanche des grandes surfaces qui drainent des centaines de personnes », remarque Jacky Lebrun, vice-président de la CGPME et président de la CCI de l’Oise. La fin du dimanche chômé portera-t-il le coup de grâce au commerce de proximité, déjà mal en point ? Selon l’Insee, les magasins de moins de 60 mètres carrés ne représentaient plus que 44 % des points de vente en 2004, au lieu de 51 % en 1992… Nombreux sont les petits commerçants qui craignent l’aggravation de ce phénomène. La CGPME a sondé ses adhérents : 87 % des 811 patrons ayant répondu au questionnaire sont favorables au maintien du principe du repos hebdomadaire, 90 % à celui du repos dominical.

Au-delà des arguments avancés par chaque camp, le repos du dimanche pose une question bien plus philo­sophique que la prime des uns ou le respect des droits acquis des autres. C’est un choix de so
ciété qui se pose au législateur. Doit-on sacrifier sur l’autel du pouvoir d’achat le principe du repos dominical ?

Le pape en personne s’en est inquiété lors de son voyage en Autriche, où le débat fait rage. Mgr Vingt-Trois a fait écho à l’exhortation papale lors de la messe de rentrée des parlementaires, le 9 octobre : « Prend-on suffisamment en compte les retombées de la “volatilisation” du temps de travail sur l’équilibre des familles ? » s’est-il interrogé devant les élus de la nation. Avant d’affirmer, à l’unisson des syndicats : « Les employés doivent pouvoir gagner leur juste salaire sans être acculés à des horaires qui vont déstructurer l’équi­libre de leurs relations familiales. Un effort d’imagination et de générosité est à faire aussi pour que tous puissent trouver de quoi se détendre autrement que dans les centres commerciaux. »

Pour Joseph Thouvenel, secrétaire général adjoint de la CFTC, le problème est bien là : « Qu’il existe un jour consacré à la vie familiale, associative, culturelle est indispensable. Et que ce jour soit collectif. Si les enfants et leurs parents ne prennent pas leur jour de repos en même temps, comment organiser une vie de famille digne de ce nom ? » Le syndicat d’obédience chrétienne redoute un coup dur porté au bénévolat et à la vie associative, qui ne pourrait plus se structurer. Avec le dimanche travaillé, chorales, associations sportives et scoutisme disparaîtraient.

Les Associations fami­liales catholiques partagent ce point de vue. Pour leur président, Antoine Renard, « il ne faudrait pas ouvrir la boîte de Pandore ». Le gouvernement Raffarin a déjà supprimé le lundi de Pentecôte. Et l’on voudrait revenir sur le principe du repos dominical ? Une telle décision passerait mal. Des aménagements sont sans doute nécessaires, mais les AFC craignent de voir s’installer une confusion entre le loisir et la consommation : « L’économie doit demeurer au service de l’homme et non l’inverse. »

Député UMP du Val-d’Oise, Jérôme Chartier ne croit pas à l’argument social : « Ce n’est pas le dimanche travaillé qui va empêcher les familles qui veulent créer du lien social de le créer, estime-t-il. La vraie vie, c’est que beaucoup de Français s’ennuient à mourir le dimanche. C’est ça, le quotidien de nombreuses personnes. » Et d’ajouter : « Ne vaut-il pas mieux qu’ils travaillent ou qu’ils fréquentent les magasins de meubles ou de parfums avec leur conjoint et leurs enfants plutôt que de se retrouver devant la télé ? » Les syndicats, selon lui, se sont comportés de manière irresponsable : « À quoi pensent-ils ? Si les magasins ferment le dimanche, c’est leur équilibre financier qui risque d’être touché. Ce sont des centaines d’emplois qui sont en jeu. »

Alors que faire ? La commission Attali “sur la libération de la croissance française” n’a pas repris dans son rapport d’étape les projets qu’on lui prêtait (libéraliser totalement l’ouverture dominicale du commerce de détail et porter de cinq à huit le nombre de dimanches dérogatoires pour la grande distribution), mais elle devrait évoquer le sujet dans son rapport final, en décembre. Et, il est fort à parier que ses propositions soient iconoclastes.

Dans un rapport d’octobre 2006 rédigé sous la présidence de Léon Salto, ancien directeur général de Carrefour, le Conseil économique et social recommandait quant à lui « de ne pas banaliser cette journée en généralisant l’ouverture des commerces et de maintenir le principe du repos dominical ».

Le CES envisage cependant certains aménagements. Ainsi propose-t-il de mettre à l’abri les commerces dérogataires de plein droit d’une éventuelle fermeture préfectorale, de rendre l’autorisation d’ouverture en zone touristique collective et non plus individuelle, de rendre l’ouverture durant cinq dimanches dans l’année de plein droit (elle est aujourd’hui soumise à autorisation municipale) et d’allonger la durée d’ouverture des commerces alimentaires, fixant à 13 heures et non plus midi l’heure limite. Pour le reste, le CES renvoie à un « débat sociétal plus large dans le cadre de travaux futurs ».

Ces propositions satisfont les principaux syndicats, mais pas les tenants du “droit au travail” qui souhaitent aller plus loin. Dans sa proposition de loi de juillet 2006, Pierre Lellouche voulait permettre au patron et à ses salariés de déroger, d’un commun accord, au principe du repos dominical. Jérôme Chartier propose d’augmenter le nombre de dimanches possiblement travaillés, de cinq actuellement, à vingt-deux dans l’avenir. Ce qui laisserait trente dimanches de libres pour la famille. L’un comme l’autre insistent sur la nécessité de conserver les avantages salariaux du travail le dimanche et son caractère volontaire. Ce qui laisse les syndicats sceptiques au regard du principe de subordination qui fonde le contrat de travail.

Pourtant, si de profondes divergences demeurent, tous jugent utile un “grand débat national” sur ce dossier. C’est heureux, ils sont très à la mode ces temps-ci.

Guillaume Desanges, le 16-11-2007

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