"Travailler quand on a faim, c'est trop dur"

Libre propos sur le « droit au refus » de MM. Mallié, Chatel et Bertrand.

Ces personnes ont le droit de refuser de travailler le dimanche. Ont elles réellement le choix ?

Messieurs les députés et ministres, on attend votre réponse… Nul doute qu’elle mettra du baume au coeur à ces salariés.

Le Monde, 22/9/08

Pour avoir porté des cageots de fruits et légumes depuis l’âge de 16 ans, l’homme est robuste. Mais sa voix tremble : « Quand mon gamin de 13 ans ouvre la porte du frigo et qu’il voit que j’ai fait des courses, il saute de joie, c’est comme Noël pour les autres enfants », raconte Daniel, 43 ans.

Comme 95 % du personnel de ce Casino, et bien d’autres salariés de la grande distribution, il avait fait grève pour le pouvoir d’achat, fin 2007, puis à nouveau en février. Pour rien ?

Salarié au rayon fruits et légumes du supermarché de Sainte-Anne, à Marseille, Daniel n’en peut plus. Avec trois enfants, dont deux encore à la maison, une femme handicapée, il n’arrive pas à nourrir sa famille. Au sens propre. « Je n’ai pas honte de le dire, je n’ai jamais acheté pour mes enfants de baguette de pain ou de viande à Casino, c’est trop cher », s’émeut-il. 1 250 euros net pour 36 heures, avec une allocation pour le handicap de sa femme, il n’arrive pas à payer les 730 euros de loyer et les crédits, dont la voiture pourtant saisie et vendue aux enchères.

 

 

Il y a trois mois, Daniel a failli être expulsé pour 2 000 euros de loyers impayés. « J’ai passé des nuits à me voir dormir sous les cartons avec les enfants, dit-il. Heureusement, j’ai pu débloquer ma participation, quelques centaines d’euros, et des amis ont aidé. » Daniel n’en finit pas de décrire ce qu’il appelle « survivre ». « Si je ne travaillais pas, j’aurais plus d’avantages, les Restos du coeur, le Secours catholique, les transports gratuits, la CMU alors que je paye 70 euros par mois de mutuelle », peste-t-il. Il raconte les petites combines : « Travailler quand on a faim, c’est trop dur, alors il y en a un qui rentre dans le frigo pendant qu’un collègue guette, pour manger une banane, du raisin. »

Beaucoup veulent travailler plus, mais ce n’est pas possible. « La direction ne propose pas d’heures supplémentaires », explique le responsable CGT Pierre Juillet, pâtissier dans ce Casino. « Le travail le dimanche, je suis obligé, sinon je crève de faim », dit Daniel, à l’unisson de beaucoup de ses collègues. « Au syndicat, on n’est pas pour, mais on leur dit d’y aller », reconnaît Pierre.

Delphine travaille à la boulangerie. La jeune femme de 27 ans aurait bien voulu travailler plus, elle aussi. De 30 heures – pour 830 euros net -, elle a demandé à passer à 36 heures. La direction lui a proposé d’en faire dix de plus sans poste fixe, en plus des 26 heures à la boulangerie. Delphine, qui a déjà fait la caisse et ne veut pas y retourner, a refusé. La jeune femme renonce à beaucoup de choses, se « prive de viande » et n’achète « que des premiers prix, même si on sait que ce n’est pas le meilleur pour la santé » ; de préférence chez les discounters, jamais chez Casino, « trop cher ». Quand Delphine a tout payé – loyer, électricité, essence pour la voiture – il lui reste à peine 150 euros pour vivre.

De l’autre côté de la ville, le Carrefour Grand Littoral domine la mer et le petit port de l’Estaque. Caissières et vendeuses y sont confrontées aux mêmes problèmes. Djamila, 40 ans, caissière, et Christelle, 38 ans, au rayon épicerie, disent tout sacrifier pour leurs enfants respectifs. Pour Djamila, qui vit avec son fils chez sa mère, la grosse dépense, « 400 euros par trimestre, c’est pour l’école privée parce que les gamins y sont mieux suivis ». Christelle a réinscrit son aîné à la boxe, « 400 euros plus les frais de déplacement quand il y a une compétition, mais au moins il ne traîne pas dehors ». Côté alimentation, pas de courses à Carrefour : les jeunes femmes vont aux Puces pour les fruits et légumes, achètent de la viande en gros chez le boucher et cuisinent, « c’est moins cher ». « Heureusement, la mer n’est pas loin et c’est gratuit », sourient Christelle et Djamila.

Pour elles, comme pour les salariés de la grande distribution qui ont fait grève ces derniers mois pour le pouvoir d’achat, le scandale reste le « gâchis ». « La direction du magasin jette tout, les fruits et légumes, les paquets de pâte ou de biscuits ouverts, les laitages périmés d’un jour seulement, même l’eau minérale, tout part au broyeur, alors qu’on n’arrive même pas à acheter ces produits », dénoncent-elles. Des caméras surveillent les bennes, à Grand Littoral comme à Sainte-Anne, et se faire prendre peut conduire au licenciement. « On est plus surveillés que les clients, proteste Djamila. Eux, ils viennent manger dans les rayons, ouvrent des paquets de sandwichs, du chocolat, sans rien acheter… » « Ce phénomène touche toutes les catégories sociales, et c’est sur nous que la direction retombe », ajoute Christelle.
Rémi Barroux

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