Il ne suffit pas de vouloir pour être libre…

Un article excellent, paru dans l’Huma du 21/12/2007

Par Michel Sparagano, professeur de philosophie.

Le Sénat a donc autorisé certains secteurs à travailler le dimanche. Soit ! L’argument communément avancé en faveur du « travailler plus » version dominicale est qu’il existe des travailleurs volontaires pour cela. Re-soit !

Juste une remarque en passant : il y avait également des volontaires pour le STO pendant la dernière guerre mondiale. Et alors ? Alors, cela devrait au moins nous alerter sur ce que sait tout élève étudiant la philosophie : il ne suffit pas de vouloir pour être libre, car on peut conditionner la volonté qui dit « je veux ! ».

 

Je voudrais, pour les besoins de la démonstration, raconter ici une anecdote personnelle : Lorsque ma deuxième fille eut quatre ans, je me demandai comment lui faciliter son premier jour d’école. Pour ceux qui ne voient pas de quoi je parle, allez vous promener du côté d’une école maternelle le jour de la rentrée : beaucoup de pleurs, de cris. Des enfants tentent de s’enfuir, les assistantes maternelles plaquent les déserteurs tandis que les pleurs des mamans derrière les carreaux répondent à ceux de leur petit de l’autre coté. Bien sûr, pour certains enfants tout se passe bien, mais la rupture est, pour certains, vécue comme une déchirure.

Les choses s’étant bien passées pour mon aînée, je me demandai néanmoins comment assurer le coup pour la cadette.

Je me souviens alors de la manipulation (honteuse ? vous en jugerez) à laquelle je me suis livré : Une belle matinée de juin, j’ai dit à ma fille : « Viens, on va se promener ! » Elle mit alors sa petite main dans la mienne et nous partîmes plein d’enthousiasme en balade. Comme je suis un fourbe, je me dirigeai vers l’école de sa soeur aînée et, comme je suis un malin, je me débrouillai pour que nous y arrivions à l’heure de la récréation ! Passant tous deux devant les grilles de l’école, la main de ma fille dans la mienne, je passai imperturbable devant cette cour pleine de bruits et de jeux. Premier coup d’arrêt du bout de choux me tirant le bras : « Qu’est-ce que c’est, papa ? » Moi, sans un regard pour ce lieu intrigant : « Rien, c’est l’école » et je continuai. Deuxième coup d’arrêt de la future écolière de quatre ans : « Mais, qu’est-ce qu’ils font ? » Moi : « Ben, tu vois, ils jouent. » Je fis alors deux pas et portai enfin l’estocade : « Mais tu es encore trop petite, tu ne peux pas y aller ! »

À la rentrée suivante, ma fille était, le matin du jour J, dans les starting-blocks, son petit cartable sur le dos et elle est partie en courant à son école !

J’anticipe les commentaires que suscitera cette histoire : la question n’est pas de savoir si je fus un mauvais père doublé d’un triste sire (ou l’inverse). Il ne s’agit pas de savoir si j’ai eu raison (sans rentrer dans le débat, que l’on sache que j’assume et que ma réponse est encore, aujourd’hui, oui !), mais de savoir si l’on peut vouloir et, cependant, être manipulé. Force est de reconnaître que la réponse est oui.

Ma fille voulait-elle aller à l’école ? Oui. Était-elle libre ? Non. J’ai, pour son bien (enfin, ce qui me semblait tel, moi, son père), manipulé mon enfant (comme Marie-Madeleine, j’attends que les purs me jettent la première pierre).

Bien sûr, vous pouvez tenter l’expérience avec un collégien ou un lycéen, mais elle est vouée à l’échec. Promenez-vous avec un jeune d’une quinzaine d’années (ne comptez pas le tenir par la main) aux abords d’un lycée à l’heure de la récré. Vous ne l’aurez pas ! Il ne sait que trop bien que l’école n’est pas que rires et jeux.

Reste que cela ne prouve pas qu’on est libre à quinze ans, mais seulement qu’il y a des manipulations pour chaque âges.

Quel rapport avec le travail du dimanche ?

J’aimerais être sûr que cet acte volontaire est réellement libre ! Or, il me semble que la manipulation-conditionnement existe, là aussi.

Il est difficile de ne pas vouloir gagner plus lorsque ce que l’on gagne ne suffit pas. Celui qui prend le salarié et l’emmène rôder devant les magasins le dimanche a pris le soin de ne pas payer le travail de la semaine à son juste prix (comment est-il possible qu’existe une nouvelle catégorie sociale : le travailleur pauvre ?) ou bien il a développé le travail à temps partiel qui s’accompagne forcément d’un salaire, lui aussi, partiel, ne suffisant pas, par définition !

Je ne nie pas que certains d’entre nous veuillent librement travailler le dimanche. On peut ne pas être attaché à ce dernier et choisir joyeusement de l’échanger contre un jour de repos dans la semaine avec, en prime, plus d’argent pour un même temps de travail.

C’est, en général, à ce moment-là, que l’on parle de l’étudiant volontaire pour le travail dominical. Pourquoi pas ? Mais, là aussi, on doit se demander comment il se fait qu’un étudiant doive travailler pour se payer ses études ? On écoutera avec attention les bénévoles des Restos du coeur pointant une nouvelle catégorie de bénéficiaires (inconnue il y a peu) : les étudiants !

Il y a donc un risque de manipulation de la mère de famille à temps partiel, comme pour l’étudiant à la misérable bourse. Volontaires autant qu’on pouvait l’être en 1942, lorsqu’on allait travailler en Allemagne pour faire revenir un prisonnier de guerre. On sait ce qu’il en advînt…

J’anticipe une critique : on pourrait effectivement tenter de dire que je suis mal placé pour dénoncer ces manipulations, moi qui l’ai fait pour le bien de la chair de ma chair !

J’invite ceux qui seraient tentés par cette manoeuvre à réfléchir à la différence qu’il y a entre un enfant de quatre ans et un citoyen. Il n’y a pas plus de différence que pour celui qui se prend pour le (petit) père du peuple ou le (grand) timonier. On sait aussi ce qu’il en advînt, là aussi…

Bref, si vouloir est nécessaire pour être libre, cela n’est pas suffisant, comme le gouvernement fait semblant de l’ignorer.

À l’instant même où je termine cet article, j’apprends que les salariés de Continental à Sarreguemines viennent de voter le retour aux 40 heures. Interviewé, à la sortie du référendum, un salarié déclarait : « C’était ça ou on n’en avait plus pour longtemps. » Eux aussi sont volontaires…

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