C’est le règne du consommateur roi

Un article paru dans l’Huma du 22/12/07

Pour le sociologue Stephen Bouquin (*), face à l’actuelle régression sociale, la gauche doit s’appuyer sur d’autres valeurs que celle du fric et de la féerie marchande.**

 

Selon les sondages, les Français seraient favorables à l’ouverture des commerces le dimanche. Mais ils sont très majoritairement contre le fait de travailler ce jour-là (1). Qu’en pensez-vous ?…

 

Stephen Bouquin. Un sondage est une indication mais la marge d’erreur avec 600 personnes « sondées » est de 5 % à 8 %, alors… Ensuite, si on pose la question la veille de Noël, bien sûr que cela augmente les réponses favorables. Nous manquons tous de temps pour les derniers achats… Ceci dit, la majorité des personnes refusent de travailler le dimanche mais veulent bien profiter du fait que les magasins sont ouverts et acceptent donc d’imposer aux autres de travailler. C’est le règne du consommateur roi en quelque sorte. Elle a bon dos, la valeur travail de Sarkozy ! Il faut refuser d’opposer consommateurs et salariés car on est tous l’un et l’autre. Il faut refuser d’opposer libertés individuelles et libertés collectives. Accepter des libertés dont d’autres ne peuvent jouir relève d’une inégalité qui cache une injustice. Faire du dimanche un jour ouvrable comme un autre, c’est aller vers la société des 24 heures, 7 jours sur 7. C’est aussi casser les rythmes collectifs dont la vie en société a besoin. Déjà de nos jours, pour se voir entre amis, il faut prendre rendez-vous. Les couples sont tous sous tension « temporelle », cadres ou ouvriers. Tout le monde fait face au manque de temps mais pour les femmes, c’est pire, à moins de payer des aides domestiques. On retrouve ici une inégalité de classe.

Nicolas Sarkozy plaide pour le travail le dimanche, en particulier dans les commerces, au nom de la liberté « de travailler plus pour gagner plus », de choisir une autre organisation du temps. Est-ce réellement plus de liberté, les salariés du commerce ont-ils la possibilité de choisir ?

Stephen Bouquin. Les salariés du commerce et de la logistique n’ont pas le choix sinon très peu, car leur « employabilité » est fonction de leur disponibilité en matière temporelle. Pour les enseignes, les magasins, il peut exister un avantage compétitif à ouvrir le dimanche quand d’autres ne le font pas, mais dès lors que cela se généralise, le même pouvoir d’achat se traduit par un même chiffre d’affaires mais réparti sur 7 jours au lieu de 6. On va donc devoir réduire les salaires car même si l’effectif est lissé sur 7 jours et sur les plages horaires où il y a foule, il y a aussi les frais fixes : sécurité, chauffage, électricité, etc.

Le commerce, avec les bas salaires, le temps partiel imposé, la flexibilité, l’extension des horaires de travail, n’est-il pas un banc d’essai de la déréglementation du travail ?

Stephen Bouquin. Le commerce c’est les pires réalités du travail et de l’emploi mais c’est parfois des situation sociales acceptables. Les commerciaux peuvent gagner beaucoup d’argent aussi, a moins quand il y a la croissance économique. Mais le secteur du commerce et du terrain où se joue une bataille autour de symboles. « Achetez le dimanche ! » nous dit Sarkozy. Le vrai texte qui n’est pas prononcé est : « On n’existe que si on sait s’acheter des choses, signes extérieurs de réussite sociale. » Avec ces valeurs aux commandes, tout le monde se contrefiche que ces objets soient fabriqués par des petites mains d’enfant, par des travailleurs sans droits sociaux, sans papiers ou soient rapportés sur des navires battant pavillon de complaisance avec des marins payés deux francs six sous, puis vendus par des « hôtesses de caisse » étudiantes qui sont bien contentes de travailler un jour ou deux pour payer leurs études. Cela fonctionne mais en exigeant une formidable régression sociale. Or, même en courant plus vite, on dévalera la pente. Mais le comprendre ne suffira pas, la gauche syndicale et politique doit s’appuyer sur d’autres valeurs culturelles que celle du fric et de la féerie marchande. Le dimanche, c’est le temps pour ne rien faire à la limite. Sarkozy nous donne l’occasion de revendiquer à nouveau haut et fort le droit à la paresse, idée que nous devons à Paul Lafargue, beau-fils de Marx et qui considérait ce droit comme le corollaire du travail salarié auquel on est contraint pour subvenir à ses besoins.

(1) Selon un sondage IFOP pour le Journal du dimanche, à la question,  « Vous, personnellement, seriez-vous prêt à travailler le dimanche ? », 53 % des personnes interrogées ont répondu non.

Concernant le choix du travail le dimanche afin de gagner plus, 59 % des personnes sont prêtes à y renoncer.

(*) Stephen Bouquin est sociologue à l’université d’Amiens, directeur de la revue les Mondes du travail (http://www.lesmondesdutravail.net/)

Entretien réalisé par Jacqueline Sellem

Laisser un commentaire